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de risque à prêter au taux légal, tant sur gages que sur hypotheques, l’argent circuleroit infiniment davantage. Que de bras maintenant inutiles, & qui seroient pour lors employés avec fruit ? que de gens aujourd’hui dans la détresse, & à qui plus de circulation procureroit des ressources ? En un mot, on trouveroit de l’argent pour un prix modique en mille circonstances, où l’on n’en trouve qu’à des conditions onéreuses ; parce que, comme dit de Montesquieu, le prêteur s’indemnise du péril de la contravention. Esprit des lois, deuxieme partie, page 121.

On nous épargneroit les frais qui se font en actes de notaires, contrôle, assignations, & autres procédures usitées pour obtenir des intérêts ; & des-là nos communications moins gênées deviendroient plus vives & plus fructueuses, parce qu’il s’ensuivroit plus de travaux utiles. Aussi nos voisins moins capables que nous de prendre des mots pour des idées, admettent-ils l’usure sans difficulté, quand elle se borne au taux de la loi. La circulation des especes rendue par-là plus facile, tient l’intérêt chez eux beaucoup au-dessous du nôtre ; circonstance que l’on regarde à bon droit comme l’une des vraies causes de la supériorité qu’ils ont dans le commerce. C’est aussi l’une des sources de ces prodigieuses richesses dont le récit nous étonne, & que nous croyons à peine quand nous les voyons de nos yeux.

Ajoutons un mot ici contre une espece d’usure qui paroit intolérable : je veux parler du sou pour livre que la poste exige pour faire passer de l’argent d’un lieu dans un autre. Cette facilité qui seroit si utile aux citoyens, qui feroit une circulation si rapide dans le royaume, devient presque de nul usage par le prix énorme de la remise, laquelle au reste peut s’opérer sans frais par la poste. Ses correspondances partout établies & payées pour une autre fin, ne lui sont pas onéreuses pour le service dont il s’agit. Cependant si je veux remettre cent écus, il m’en coûte quinze francs ; si je veux remettre deux mille livres, on me demande dix pistoles. En bonne foi, cela est-il proposable dans une régie qui ne coûte presque rien aux entrepreneurs ? Il seroit donc bien à desirer que le ministere attentif à l’immense utilité qui reviendroit au commerce d’une correspondance si générale & si commode, obligeât les régisseurs ou les fermiers des postes, à faire toutes remises d’argent à des conditions favorables au public ; en un mot, qu’on fixât pour eux le droit de transport ou de banque à trois deniers par livre pour toutes les provinces de France. Il en résulteroit des avantages infinis pour les sujets, & des gains prodigieux pour la ferme.

Après avoir prouvé que l’intérêt légal est conforme à l’équité naturelle, & qu’il facilite le commerce entre les citoyens, il s’agit de montrer qu’il n’est point défendu dans l’Ecriture : voyons ce que dit sur cela Moïse.

Réponse à ce qu’on allegue de l’ancien-Testament. « Si votre frere se trouve dans la détresse & dans la misere ; s’il est infirme au point de ne pouvoir travailler, & que vous l’ayez reçu comme un étranger qui n’a point d’asyle, faites ensorte qu’il trouve en vous un bienfaiteur, & qu’il puisse vivre auprès de vous. Ne le tyrannisez point, sous prétexte qu’il vous doit ; craignez d’irriter le ciel en exigeant de lui plus que vous ne lui avez donné. Soit donc que vous lui prêtiez de l’argent, des grains, ou quelque autre chose que ce puisse être, vous ne lui demanderez point d’intéret ; & quoique vous en puissiez exiger des étrangers, vous prêterez gratuitement à votre frere ce dont il aura besoin ; le tout afin que Dieu bénisse vos entreprises & vos travaux ». Exod. xxij. 25. Levit. xxv. 35. Deut. xxiij. 19.

Voici comme il parle encore dans un autre en droit, Deuter. xv. 7. « Si l’un de vos freres habitant le même lieu que vous dans la terre que Dieu vous destine, vient à tomber dans l’indigence, vous n’endurcirez point votre cœur sur sa misere, mais vous lui tendrez une main secourable, & vous lui prêterez selon que vous verrez qu’il aura besoin. Eloignez de vous toutes réflexions intéressées, & que l’approche de l’année favorable qui doit remettre les dettes ne vous empêche point de secourir votre frere & de lui prêter ce qu’il vous demande, de peur qu’il ne réclame le Seigneur contre vous, & que votre dureté ne devienne criminelle. Vous ne vous dispenserez donc point de le soulager sur de mauvais prétextes ; mais vous répandrez sur lui vos bienfaits, pour attirer sur vous les bénédictions du ciel ».

Il est évident que ces passages nous présentent une suite de préceptes très-propres à maintenir le commerce d’union & de bienfaisance qui doit régner dans une grande famille, telle qu’étoit le peuple hébreu. Rien de plus raisonnable & de plus juste, surtout dans les circonstances où Dieu les donna. Il venoit de signaler sa puissance pour tirer d’oppression les descendans de Jacob ; il leur destinoit une contrée délicieuse, & il vouloit qu’ils y vécussent comme de véritables freres, partageant entre eux ce beau patrimoine sans pouvoir l’aliéner, se remettant tous les sept ans leurs dettes respectives ; enfin, s’aidant les uns les autres au point qu’il n’y eût jamais de misérables parmi eux. C’est à ce but sublime que tend toute la législation divine ; & c’est dans la même vue que Dieu leur prescrivit le prêt de bienveillance & de générosité.

Dans cette heureuse théocratie, qui n’eût vu avec indignation des citoyens exiger l’intérêt de quelques mesures de blé, ou de quelque argent prêté au besoin à un parent, à un voisin, à un ami ? car tels étoient les liaisons intimes qui unissoient tous les Hébreux. Ils ne formoient dans le sens propre qu’une grande famille ; & ce sont les rapports sous lesquels l’Ecriture nous les présente, amico, proximo, fratre. Mais que penser des hébreux aisés, si dans ces conjonctures touchantes que nous décrit Moise, ils se fussent attachés à dévorer la substance des malheureux, en exprimant de leur misere sous le voile du prêt un intérêt alors détestable ?

L’intérêt que nous admettons est bien différent ; il suppose un prêt considérable fait à des gens à l’aise, moins par des vues de bienfaisance, que pour se procurer des avantages réciproques ; au lieu que les passages allégués nous annoncent des parens, des voisins, des amis, réduits à des extrémités où tout homme est obligé de secourir son semblable ; extrémités au reste qui n’exigent pas qu’on leur livre de grandes sommes. Tout ceci est étranger aux contrats ordinaires de la société, où il ne s’agit ni de ces secours modiques & passagers dont on gratifie quelques misérables, ni de ces traits de générosité qu’on doit toujours, & qu’on n’accorde que trop rarement à ses amis. Il s’agit seulement d’un négoce national entre gens aisés qui subsistent les uns & les autres soit de leur industrie, soit de leurs fonds ; gens enfin dont il est juste que les négociations soient utiles à toutes les parties ; sans quoi tous les ressorts de la société resteroient sans action.

De plus, il faut observer ici une différence essentielle entre les Juifs & nous ; ce peuple d’agriculteurs sans faste & sans mollesse, presque sans commerce & sans procès, n’étoit pas comme nous dans l’usage indispensable des emprunts. A quoi les Hébreux auroient-ils employé de grandes sommes ? à l’acquisition des seigneuries & des fiefs ? cela n’étoit pas possible. Toutes leurs terres exemtes de vas-