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salité, toutes en quelque sorte inaliénables, ne se pouvoient acquérir qu’à la charge de les rendre aux anciens propriétaires dans l’année de réjouissance ou de jubilé, qui revenoit tous les cinquante ans. Ils ne pouvoient pas acquérir non plus des offices ou des charges, à peine les connoissoit-on parmi eux ; & le peu qu’ils en avoient n’étoit pas dans le cas de la vénalité. Ils ne connoissoient de même ni les parties de la finance, ni la fourniture des colonies, ni tant d’autres entreprises qui sont ordinaires parmi nous. On n’armoit chez eux ni pour la course, ni pour le commerce. J’ajoute qu’on pouvoit être libertin & petit-maître à peu de frais ; il n’y avoit là ni jeu ni spectacles ; ils se procuroient sans peine de jolies esclaves, plûtôt servantes que maîtresses ; & ils en usoient librement sans éclat & sans scandale. Il ne falloit pour cela ni déranger sa fortune, ni s’abîmer par les emprunts.

D’ailleurs, excepté leur capitale que la magnificence de son temple & les pélérinages prescrits par la loi, rendirent très-célebre & très-peuplée, on ne voyoit chez eux aucune ville considérable, aucune place renommée par ses manufactures ; en un mot, excepté Jérusalem, ils n’avoient guere que des bourgades. Il faut donc considérer les anciens Juifs comme de médiocres bourgeois, qui tous, ou presque tous, cultivoient un bien de campagne substitué de droit en chaque famille, qui fixés par-là dans une heureuse & constante médiocrité, se trouvoient également éloignés de l’opulence & de la misere, & qui n’avoient par conséquent ni l’occasion m le besoin de solliciter des emprunts considérables.

Une autre observation du même genre, c’est que vû l’égalité qui régnoit entre les Israélites, ils n’avoient proprement ni rang ni dignité à soutenir ; ils n’avoient ni éducation frivole & dispendieuse à donner à leurs enfans, ni emplois civils ou militaires à leur procurer ; outre qu’avec des mœurs plus simples, ils avoient moins de serviteurs inutiles, & qu’employant leurs esclaves aux travaux pénibles, ils se chargeoient le plus souvent des soins du ménage. Sans parler de Sara qui, avec des centaines de serviteurs, cuisoit elle-même des pains sous la cendre, Gen. xviij. 6. Sans parler de Rébecca qui, bien que fille de riche maison, & d’ailleurs pleine d’agrément, alloit néanmoins à l’eau elle-même assez loin de la ville, ibid. xxiv. 16. Nous voyons dans des tems postérieurs, Absalon, fils d’un grand roi, veiller lui-même aux tondailles de ses brebis, l. II. Rois xiij. 24. Nous voyons Thamar, sa sœur, soigner son frere Amnon qui se disoit malade, & lui faire à manger, ibid. Nous voyons encore Marthe, au tems de Jesus-Christ, s’occuper des soins de la cuisine, Luc. x. 40.

Cette simplicité de mœurs, si opposée à notre faste, rendoit constamment les emprunts fort peu nécessaires aux israélites : cependant l’usage des prêts n’étoit pas inconnu chez eux : un pere dont les ancêtres s’étoient beaucoup multipliés, & qui n’avoit dès-lors qu’un domaine à peine suffisant pour nourrir sa famille, se trouvoit obligé, soit dans une mauvaise année, soit après des maladies & des pertes, de recourir à des voisins plus à l’aise, & de leur demander quelque avance d’argent ou de grains, & pour lors ces foibles emprunts, commandés par la nécessité, devenoient indispensables entre gens égaux, le plus souvent parens & amis. Au-lieu que nous qui connoissons à peine l’amitié, nous, infiniment éloignés de cette égalité précieuse qui rend les devoirs de l’humanité si chers & si pressans, nous, esclaves de la coutume & de l’opinion, sujets par conséquent à mille nécessités arbitraires, nous empruntons communément de grandes sommes, & d’ordinaire par des motifs de cupidité encore plus que pour de vrais besoins.

Il suit de ces différences, que la pratique du prêt gratuit étoit d’une obligation plus étroite pour les Hébreux que pour nous ; & l’on peut ajoûter que vû l’influence de la législation sur les mœurs, cette pratique leur étoit aussi plus naturelle & plus facile, d’autant que leurs lois & leur police entretenoient parmi eux certain esprit d’union & de fraternité qu’on n’a point vû chez les autres peuples. Ces lois en effet, respiroient plus la douceur & l’égalité qui doivent régner dans une grande famille, que l’air de domination & de supériorité qui paroît nécessaire dans un grand état.

Nous l’avons déja vû, les acquéreurs des fonds étoient tenus à chaque jubilé, de les remettre aux anciens possesseurs. Anno jubilæi redient omnes ad possessiones suas, Lev. xxv. 13. De même tous les sept ans un débiteur, en vertu de la loi, se trouvoit liberé de ses dettes ; septimo anno facies remissionem.... cui debetur aliquid ab amico vel proximo ac fratre suo repetere non poterit, quia annus remissionis est domini : Deut. xv. 2. D’un autre côté lorsqu’un Israélite avoit été vendu à un compatriote, dès qu’il avoit servi six années plutôt comme mercénaire que comme esclave, il sortoit à la septieme & devenoit libre comme auparavant : on ne devoit pas même le renvoyer les mains vuides, & sans lui accorder quelque secours & quelque protection pour l’avenir : si paupertate compulsus vendiderit se tibi frater tuus, non eum opprimes servitute famulorum, sed quasi mercenarius & colonus erit : Lev. xxv. 39. Cum tibi venditus suerit frater tuus hebræus, aut hebræa, & sex annis servierit tibi, in septimo anno dimittes eum liberum, & quem libertate donaveris, nequaquam vacuum abire patieris, sed dabis viaticum, &c. Deut. xv. 12. 13. 14.

Ces pratiques & autres de même nature que la loi prescrivoit aux Israélites, montrent bien l’esprit de fraternité que Dieu, par une sorte de prédilection, vouloit entretenir parmi eux ; je dis une sorte de prédilection, car enfin ces dispositions si pleines d’humanité, si dignes du gouvernement théocratique, ne furent jamais d’usage parmi les Chrétiens ; le Sauveur ne vint pas sur la terre pour changer les lois civiles, ou pour nous procurer des avantages temporels, il déclara au-contraire que son regne n’étoit pas de ce monde, il se défendit même de régler les affairés d’intérêt, quis me constituit judicem aut divisorem super vos. Luc xx. 14. Aussi en qualité de chrétiens nous ne sommes quittes de nos dettes qu’après y avoir satisfait. Le bénéfice du tems ne nous rend point les fonds que nous avons aliénés ; nous naissons presque tous vassaux, sans avoir pour la plûpart où reposer la tête en naissant ; & les esclaves enfin qu’on voit à l’Amérique, bien que nos freres en Jesus-Christ, ne sont pas traités de nos jours sur le pié de simples mercénaires.

Ces prodigieuses différences entre les Juifs & les autres peuples, suffisent pour répondre à la difficulté que fait S. Thomas, lorsqu’il oppose que l’usure ayant été prohibée entre les Hébreux, considerés comme freres, elle doit pour la même raison l’être également parmi nous. En effet, les circonstances sont si différentes, que ce qui étoit chez eux facile & raisonnable, n’est moralement parlant ni juste ni possible parmi les nations modernes. Joignez à cela que le précepte du prêt gratuit subsiste pour les Chrétiens comme pour les Israélites, dès qu’il s’agit de soulager les malheureux.

Quoi qu’il en soit, tandis que Dieu condamnoit l’usure à l’égard des membres nécessiteux de son peuple, nous voyons qu’il l’autorisoit avec les étrangers, par la permission expresse de la loi, fenerabis alieno, Deut. xxiij. 19. fenerabis gentibus multis, xv. 6. ib. Or peut-on dire sans blasphème que le souverain législateur eût permis une pratique qui eût été con-