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Il cultiva l’éloquence nécessaire dans une république à un homme d’état ; & quoique l’éloquence suive d’ordinaire les mœurs & le tempérament, la sienne, pleine de force & de briéveté, étoit entremêlée de fleurs & de graces. Cependant le ton de sa politique étoit l’austérité & la sévérité ; mais sa vertu se trouvant beaucoup disproportionnée à son siecle corrompu, éprouva toutes les contradictions qu’un tems dépravé peut produire, & je crois qu’une vertu moins roide auroit mieux réussi.

Après avoir été déposé de sa charge de tribun, & vu un Vatinius emporter sur lui la préture, il essuya le triste refus du consulat qu’il sollicitoit. Il est vrai que, par la magnanimité avec laquelle il soutint cette disgrace, il fit voir que la vertu est indépendante des suffrages des hommes, & que rien n’en peut ternir l’éclat.

Dans la commission qu’il eut, malgré lui, d’aller chasser de l’île de Cypre le roi Ptolémée, son éloquence seule ramena les bannis dans Bysance, & rétablit la concorde dans cette ville divisée. Ensuite, dans la vente des richesses immenses qui furent trouvées dans cette île, il donna l’exemple du désintéressement le plus parfait, ne souffrant pas que la faveur enrichît aucun de ses amis aux dépens de la justice. A son retour, le sénat lui décerna de grands honneurs ; mais il les refusa, & demanda pour seule grace la liberté de l’intendant du roi Ptolémée, qui l’avoit servi très-utilement.

Il brilla dans toutes ses actions d’homme d’état. Il brigua le tribunat uniquement pour s’opposer à Metellus, homme dangereux au bien public, & en même tems il empêcha le sénat de déposer le même Metellus, jugeant que cette déposition ne manqueroit pas de porter Pompée aux dernieres extrémités ; mais il refusa l’alliance de Pompée, par la raison qu’un bon citoyen ne doit jamais recevoir dans sa famille un ambitieux, qui ne recherche son alliance que pour abuser de l’autorité contre sa patrie.

Il rendit dans sa questure trois services importans à l’état ; l’un de rompre le cours des malversations ruineuses ; le second, de faire rendre gorge aux satellites de Sylla, & de les faire punir de mort comme assassins ; le troisieme, aussi considérable que les deux premiers, fut d’empêcher les gratifications peu méritées. Il n’y a pas de plus grand desordre dans un état, dit Plutarque à ce sujet, que de rendre les finances la proie de la faveur, au-lieu d’en faire la récompense des services. Il arrive de-là deux choses également pernicieuses ; l’état s’épuise en donnant sans recevoir, & le mérite négligé se rebute, dépérit, & s’éteint enfin faute de nourriture.

Caton étendit ses soins jusque sur la fortune des particuliers, en modérant les dépenses exorbitantes introduites par le luxe d’émulation dans les jeux que les édiles donnoient au peuple. Il y rétablit la simplicité des Grecs, convaincu qu’il étoit nuisible de faire d’un divertissement public, la ruine entiere des familles.

Lorsqu’il n’étoit encore que tribun des soldats, il profita d’un congé, non pour vaquer à ses affaires, suivant la coutume, mais pour se rendre en Asie, & en emmener avec lui à Rome le célebre philosophe Athénodore, qui avoit résisté aux propositions les plus avantageuses que des généraux & des rois même lui avoient faites, pour l’attirer auprès d’eux. Caton, plus heureux, enrichit sa patrie d’un homme sage dont elle avoit besoin, & il eut tant de joie de ce succès, qu’il le regarda comme un exploit plus utile que ceux de Lucullus & de Pompée.

Les intérêts de Rome acquéroient de la force entre ses mains. C’est ainsi qu’il soutint avec éclat la majesté de la république dans l’audience que Juba lui donna en Afrique. Ce prince avoit fait placer son

siege entre Caton & Scipion : Caton prit lui-même son fauteuil, & le plaça à côté de celui de Scipion qu’il mit au milieu, déférant tout l’honneur au proconsul, quoique son ennemi. C’est une action pleine de grandeur ; car on ignoroit alors nos petits arts de politesse.

Le désintéressement est une qualité essentielle dans un citoyen, & sur-tout dans un homme d’état. De ce côté-là Caton est un homme admirable. Il vendit une succession de cent cinquante mille écus, pour en prêter l’argent à ses amis sans intérêt ; il renvoya une grosse somme de Menillus, les riches présens du roi Dejotarus, & les sept cens talens (sept cens cinquante mille écus) dont Harpalus l’avoit gratifié.

L’humanité est le fondement de toutes les autres vertus. Caton, sévere dans les assemblées du peuple & dans le sénat, lorsqu’il s’agissoit du bien public, s’est montré dans toutes les autres occasions l’homme du monde le plus humain. C’est par un effet de cette humanité qu’il abandonna la Sicile, pour ne pas l’exposer à son entiere ruine en la rendant le théatre de la guerre ; il fit ordonner par Pompée qu’on ne saccageroit aucune ville de l’obéissance des Romains, & qu’on ne tueroit aucun romain hors de la bataille. Scipion, pour faire plaisir au roi Juba, vouloit raser la ville d’Utique, & exterminer les habitans, Caton s’opposa vivement à cette cruauté, & l’empêcha.

Pendant son séjour à Utique, Marcus Octavius vint à son secours avec deux légions, & s’étant campé assez près de la ville, il envoya d’abord à Caton un officier pour regler avec lui le commandement qu’ils devoient avoir l’un & l’autre. Caton ne répondit presque autre chose à cet officier, sinon qu’il n’auroit sur cet article aucune dispute avec son maître ; mais se tournant vers ses amis : « Nous étonnons-nous, leur dit-il, que nos affaires aillent si mal, lorsque nous voyons cette malheureuse ambition de commander regner parmi nous jusque dans les bras de la mort » ?

La veille qu’il trancha le fil de ses jours, il soupa avec ses amis particuliers & les principaux d’Utique. Après le souper, l’on proposa des questions de la plus profonde philosophie, & il soutint fortement que l’homme de bien est le seul libre, & que tous les méchans sont esclaves. Ensuite il congédia la compagnie, donna ses ordres aux capitaines des corps de garde, embrassa son fils & tous ses amis avec mille caresses, se retira dans sa chambre, lut son dialogue de Platon, & dormit ensuite d’un profond sommeil.

Il se réveilla vers le minuit, & envoya un de ses domestiques au port, pour savoir si tout le monde s’étoit embarqué. Peu de tems après, il reçut la nouvelle que tout le monde avoit fait voile, mais que la mer étoit agitée d’une violente tempête. A ce rapport, Caton se prit à soupirer, dit à Butas de se retirer, & de fermer la porte après lui. Butas ne fut pas plutôt sorti, que ce grand homme tira son épée & se tua.

Cette nouvelle s’étant répandue, tout le peuple d’Utique arrive à sa maison en pleurant leur bienfaiteur & leur pere ; c’étoient les noms qu’ils lui donnoient dans le tems même qu’ils avoient des nouvelles que César étoit à leurs portes. Ils firent à Caton les funérailles les plus honorables que la triste conjoncture leur permit, & l’enterrerent sur le rivage de la mer, où, du tems de Plutarque, l’on voyoit encore sur son tombeau sa statue qui tenoit une épée.

Si le grand Caton s’étoit réservé pour la république lorsqu’il en désespéra, il l’auroit relevée sans doute après la mort de César, non pour en avoir la