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sontalement, à laquelle nous les voyons verticalement.

Tout ce que nous venons de dire au sujet du sens de la vue, a été confirmé par l’histoire célebre de l’aveugle de Cheselden ; histoire rapportée dans les Trans. philos. n°. 402, & transcrite depuis dans plusieurs ouvrages qui sont entre les mains de tout le monde.

Lorsque par des circonstances particulieres nous ne pouvons avoir une idée juste de la distance, & que nous ne pouvons juger des objets que par la grandeur de l’angle, ou plutôt de l’image qu’ils forment dans nos yeux, nous nous trompons alors nécessairement sur la grandeur de ces objets. Tout le monde a éprouvé qu’en voyageant la nuit, on prend un buisson dont on est prêt, pour un grand arbre dont on est loin ; ou bien on prend un grand arbre éloigné pour un buisson qui est voisin : de même si on ne connoît pas les objets par leur forme, & qu’on ne puisse avoir par ce moyen aucune idée de distance, on se trompera encore nécessairement ; une mouche qui passera avec rapidité à quelques pouces de distance de nos yeux, nous paroîtra dans ce cas être un oiseau qui en seroit à une très grande distance.

Toutes les fois qu’on se trouvera la nuit dans des lieux inconnus où l’on ne pourra juger de la distance, & où l’on ne pourra reconnoître la forme des choses à cause de l’obscurité, on sera en danger de tomber à tout instant dans l’erreur, au sujet des jugemens que l’on fera sur les objets qui se présenteront ; c’est delà que vient la frayeur & l’espece de crainte intérieure que l’obscurité de la nuit fait sentir à presque tous les hommes ; c’est sur cela qu’est fondée l’apparence des spectres & des figures gigantesques & épouvantables que tant de gens disent avoir vues.

On leur répond communément que ces figures étoient dans leur imagination ; cependant elles pouvoient être réellement dans leurs yeux, & il est très-possible qu’ils aient en effet vu ce qu’ils disent avoir vu : car il doit arriver nécessairement, toutes les fois qu’on ne pourra juger d’un objet que par l’angle qu’il forme dans l’œil, que cet objet inconnu grossira & grandira à mesure qu’on en sera plus voisin, & que s’il a paru d’abord au spectateur qui ne peut connoître ce qu’il voit, ni juger à quelle distance il le voit ; que s’il a paru, dis-je, d’abord de la hauteur de quelques piés lorsqu’il étoit à la distance de vingt ou trente pas, il doit paroître haut de plusieurs toises lorsqu’il n’en sera plus éloigné que de quelques piés ; ce qui doit en effet l’étonner & l’effrayer, jusqu’à ce qu’enfin il vienne à toucher l’objet ou à le reconnoître ; car dans l’instant même qu’il reconnoîtra ce que c’est, cet objet qui lui paroissoit gigantesque, diminuera tout-à-coup, & ne lui paroîtra plus avoir que sa grandeur réelle : mais si l’on fuit ou qu’on n’ose approcher, il est certain qu’on n’aura d’autre idée de cet objet, que celle de l’image qu’il formoit dans l’œil, & qu’on aura réellement vu une figure gigantesque ou épouvantable par la grandeur & par la forme.

Enfin il y a une infinité de circonstances qui produisent des erreurs de la vue sur la distance, la grandeur, la forme, le nombre & la position des objets. Mais pourquoi ces erreurs de la vue sur la distance, la grandeur, &c. des objets ? C’est que la mesure des distances & des grandeurs n’est pas l’objet propre de la vue ; c’est celui du toucher, celui de la regle & du compas. La vue n’a proprement en partage que la lumiere & les couleurs.

Il nous sera maintenant plus facile de répondre à la plûpart des questions qu’on fait sur le sens de la vûe.

1o. Nous venons de voir comment nous jugeons de la grandeur & de la distance des objets : l’ame fonde ses jugemens à cet égard, sur la connoissance que nous avons de la grandeur naturelle de certains objets, & de la diminution que l’éloignement y apporte. Un couvreur vû au-haut d’un clocher, me paroît d’abord un oiseau ; mais dès que je le reconnois pour un homme, je l’imagine de 5 à 6 piés, parce que je sai qu’un homme a pour l’ordinaire cette hauteur ; & tout d’un tems je juge par comparaison, la croix & le coq de ce clocher d’un volume beaucoup plus considérable, que je ne les croyois auparavant. C’est ainsi que la peinture exprimera un géant terrible dans l’espace d’un pouce, en mettant auprès de lui un homme ordinaire qui ne lui ira qu’à la cheville du pié, une maison, un arbre qui ne lui iront qu’au genou ; la comparaison nous frappe, & nous jugeons d’abord le géant d’une grandeur énorme, quoiqu’au fond, il n’ait qu’un pouce.

Nous jugeons aussi des distances par la maniere distincte ou confuse dont nous appercevons les objets ; car ils sont ordinairement d’autant plus proches de nous, que nous les voyons plus distinctement.

Enfin, nous jugeons des distances par l’éclat des objets qui paroissent plus brillans, lorsque nous en sommes proches, que lorsque nous en sommes éloignés ; c’est pour cela que les peintres placent sur leurs tableaux les montagnes & les bois dans l’obscurité, pour en marquer l’éloignement.

Mais tous les jugemens que l’ame porte sur les grandeurs, les distances des objets, &c. sont tous fondés sur une longue habitude de voir, & dégénerent par-là en une espece d’instinct chez ceux qui ont acquis cette habitude ; c’est pourquoi les architectes, les dessinateurs, &c. jugent bien des petites distances, & les pilotes des grandes.

C’est aussi l’habitude seule qui nous fait juger de la convéxité & de la concavité des corps, à la faveur de leurs ombres latérales. L’aveugle de Cheselden regarda d’abord la peinture, comme une table de diverses couleurs ; ensuite y étant plus accoutumé, il la prit pour un corps solide, ne sachant quel sens le trompoit, de la vûe ou du tact.

Nous jugeons qu’un corps se meut, quand il nous paroît successivement en d’autres points. De-là, nous pensons que des objets petits & fort éloignés sont tranquilles, quoiqu’ils soient en mouvement, parce que la variété des points dans lesquels ils se représentent à nos yeux, n’est point assez frappante ; c’est pourquoi nous ne voyons remuer certains corps, qu’au microscope, comme les petits vers des liquides, &c.

Nous estimons le lieu des corps, par l’extrémité de l’axe optique ; & ici il y a beaucoup d’incertitude. Si nous ne regardons que de l’œil droit, le corps sera à l’extrémité de l’axe optique droit. Si nous regardons de l’œil gauche seul, il sautera à la fin de l’axe de l’œil gauche. Si les deux yeux sont employés, l’objet sera dans l’endroit intermédiaire.

Nous jugeons du nombre, par les diverses sensations que les objets nous impriment. S’il n’y a qu’une sensation, & une sensation homogène, nous croyons que l’objet est unique ; s’il y en a plusieurs, il est naturel que nous en jugions plusieurs. Dès que les axes des yeux ne concourent pas, nous sommes donc forcés de voir plusieurs objets, comme dans l’yvresse ; mais c’en est assez sur les jugemens que porte la vûe des différentes qualités des corps.

2o. On demande, pourquoi on voit les objets droits, quoiqu’ils soient peints renversés dans les yeux ?

L’habitude & le sentiment du toucher rectifient promptement cette erreur de la vûe. Mais pourquoi, me dira-t-on, ces aveugles nés auxquels on a donné la vûe, n’ont-ils pas vû d’abord les objets renver-