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lorsque traînant un chariot du bois qu’un bucheron a coupe dans la forêt prochaine, il l’amene à l’entrée de la cabane du laboureur. On n’apperçoit plus d’autres oiseaux que la rustique mésange, le mignon roitelet qui sautille cà & là, & le hardi moineau qui vient jusques dans nos granges bequeter les grains échappés au vanneur.

Cependant l’hiver déploie des beautés ravissantes. J’admire les germes du grain qui percent la neige de leurs tendres pointes. Que ce verd naissant se marie bien avec le blanc qui regne à-l’entour ! Il est agreable de voir le soleil dorer les collines blanchies par les frimats. Les noires souches des arbres, & leurs branches chauves, forment un contraste majestueux avec le tapis éblouissant qui couvre la plaine. Les sombres buissons d’épines rehaussent la blancheur des champs, par ce brun même qui en coupe l’aspect trop uniforme. Quel éclat jettent les arbres, lorsque la rosée en forme de perles, est suspendue à leurs foibles rameaux, auxquels s’entrelacent des fils legers qui voltigent au gré du vent.

Dans ces jours froids & serains, je choisis pour ma retraite près de la ville, un séjour agréable situé sur un côteau fort élevé, couvert d’un côté par des forêts, ouvert de l’autre au magnifique spectacle de la nature, & m’offrant dans l’eloignement, la vue sans bornes des vagues, tantôt agitées, & tantôt tranquilles. C’est dans cet abri solitaire, que lorsque le foyer brillant, & les flambeaux allumés bannissent l’obscurité de mon cabinet, je m’assieds, & me livre fortement à l’étude.

Je converse avec ces morts illustres, ces sages de l’antiquité, révérés comme des dieux, bienfaisans comme eux, héros donnés à l’humanité pour le bonheur des arts, des armes & de la civilisation. Concentré dans ces pensées motrices de l’inspiration, le volume antique me tombe des mains ; méditant profondément, je crois voir passer devant mes yeux étonnés, ces ombres sacrées, objets de ma vénération.

Socrate d’abord, demeuré seul vertueux dans un état corrompu, seul ferme & invincible. Il brava la rage des tyrans, sans craindre pour la vie, ni pour la mort, & ne connoissant d’autres maitres que les saintes loix d’une raison éclairée, cette voix de Dieu qui retentit intérieurement à la conscience attentive.

Solon, le grand oracle de la morale, qui fonda sa république sur la vaste base de l’équité. Il sçut par des loix douces, reprimer un peuple fougueux, lui conserver son courage, & ce feu vif, par lequel il devint si supérieur dans le champs glorieux des lauriers, & des beaux-arts, & de la noble liberté, & qui le rendit enfin l’orgueil de la Grece & du genre humain.

Lycurgue, cet homme souverainement grand, ce génie sublime, qui plia toutes les passions sous le joug de la discipline la plus étroite, & qui par l’infaillibilité de ses institutions, conduisit Sparte à la plus haute gloire, & rendit son peuple, en quelque sorte, le législateur de la Grece entiere.

Après lui, s’avance ce chef intrépide, qui s’étant dévoué pour la patrie, tomba glorieusement aux Thermopyles, & pratiqua ce que l’autre avoit établi.

Aristide leve son front où brille la candeur, cœur vraiment pur, à qui la voix sincere de la liberté, donna le beau nom de juste. Respecté dans sa pauvreté sainte & majestueuse, il soumit au bien de sa patrie jusqu’à sa propre gloire, & accrut la réputation de son rival trop orgueilleux, mais immortalisé par la victoire de Salamine.

J’apperçois Cimon son disciple, couronné d’un rayon plus doux ; son génie s’élevant avec force, repoussa au loin la molle volupté. Au-dehors le fléau de l’orgueil des Perses, au-dedans il étoit l’ami du

mérite & des arts ; modeste & simple au milieu de la pompe de la richesse.

Je vois ensuite paroître & marcher pensifs les derniers hommes de la Grece sur son déclin, héros appellés trop tard à la gloire, & venus dans des tems malheureux. Thimoléon, l’honneur de Corinthe, homme heureusement né, également doux & ferme, & dont la haute générosité pleure son frere dans le tyran qu’il immole. Les deux Thébains égaux aux meilleurs, dont l’héroïsme combiné, éleva leur pays à la liberté, à l’empire & à la renommée. Le grand Phocion, disciple de Platon, & rival de Démosthène, dans le tombeau duquel l’honneur des Athéniens fut enseveli : sévere comme homme public, inexorable au vice, inébranlable dans la vertu ; mais sous son toit illustre, quoique bas, la paix & la sagesse heureuse adoucissoient son front ; l’amitié ne pouvoit être plus flatteuse, ni l’amour plus tendre. Agis, le dernier des fils du vieux Lycurgue, fut la généreuse victime de l’entreprise toujours vaine de sauver un état corrompu ; il vit Sparte même, perdue dans l’avarice servile.

Les deux freres Achéens ferment la scene : Aratus qui ranima quelque tems dans la Grece la liberté expirante, & l’aimable Philopœmen, le favori, & le dernier espoir de son pays, qui ne pouvant en bannir le luxe & la pompe, sçut le tourner du côté des armes ; berger simple & laborieux à la campagne, & habile & intrépide au champ de Mars.

Un peuple, roi du monde, race de héros, s’avance. Sen front-plus severe n’a d’autre tache (si c’en est une), qu’un amour excessif de la patrie, passion quelquefois trop ardente & trop partiale. Numa, la lumiere de Rome, fut son premier & son meilleur fondateur, puisqu’il fut celui des mœurs. Le roi Servius posa la base solide sur laquelle s’éleva la vaste république qui domina l’univers.

Viennent ensuite les grands & vénérables consuls Lucius Junius Brutus ; dans qui le pere public, du haut de son redoutable tribunal, fit taire le pere privé : Camille, que son pays ingrat ne put perdre, & qui ne sçut que venger les injures de sa patrie : Fabricius, qui foule aux piés l’or séducteur : Cincinnatus redoutable à l’instant où il quittoit sa charrue : & toi, Régulus, victime volontaire de Carthage, impétueux à vaincre la nature, tu t’arraches aux larmes de ta famille, pour garder ta foi, & pour obéir à la voix de l’honneur ! Scipion, ce chef également brave & humain, qui parcourt rapidement & sans tache, tous les différens degrés de gloire. Ardent dans la jeunesse, il sçut goûter ensuite les douceurs de la retraite avec les muses, l’amitié & la philosophie : Cicéron, dont la puissante éloquence, arrêta quelque tems le rapide destin de Rome : Caton, semblable aux dieux, & d’une vertu invincible ; & toi malheureux Brutus, héros bienfaisant, dont le bras tranquille poussé par la vertu même, plongea l’épée romaine dans le sein de ton ami. Mille autres encore demandent & méritent le tribut de mon admiration. Mais qui peut nombrer les étoiles du ciel, qui peut célébrer leurs influences sur ce bas monde ?

Quel est celui qui s’approche d’un air modeste, doux, & majestueux comme le soleil du printems ? C’est Phébus lui-même, ou le berger de Mantoue. Le sublime Homere, rapide & audacieux pere du chant, paroît devant lui. L’un & l’autre ont percé l’espace, sont parvenus d’un plein vol au sommet du temple de la renommée.

Les savantes immortelles
Tous les jours de fleurs nouvelles
Ont soin de parer leur front ;
Et, par leur commun suffrage,
Ce couple unique partage