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non plus de donner aucune solution sur l’effet qui doit résulter de tel ou tel feu.

Pour savoir l’emploi que l’on doit faire des armes à feu, le militaire n’a donc que 1o. les réflexions que chacun peut faire sur les faits dont il a eu connoissance ; 2o. les instructions qu’il peut trouver dans les exercices qui sont ordonnés ; mais ces exercices sont bornés à donner l’habitude aux soldats de faire feu de différentes façons, & n’entrent pas dans la discussion des raisons qui doivent faire préférer telle façon à telle autre ; il ne reste donc pour se décider que l’instruction que chaque militaire peut tirer des faits qui sont venus à sa connoissance, & il leur manque une théorie démontrée de l’effet qui doit résulter de tel feu, plutôt que de tel autre, dans telle ou telle occasion.

Je vais rapporter différens faits connus de l’usage des armes à feu, sans m’ingérer d’en déduire quelles regles on en doit tirer ; j’essayerai ensuite d’analyser & expliquer les différens feux, & les effets qui en doivent résulter, ainsi que les moyens de faire des expériences qui puissent constater ces résultats ; au reste je ferai les calculs, en supposant pour leur facilité, que la division par files puisse subsister ailleurs comme dans les exercices.

Faits. Des portions de lignes d’infanterie se sont trouvées en présence séparées par une chaussée bordée d’un ou de deux fossés secs ou pleins d’eau, mais qui pouvoient se traverser sans danger, ces troupes ont fait feu l’une sur l’autre pendant des demi-heures ou trois quarts-d’heure, une heure même ; elles ne se sont point détruites, elles n’ont pas perdu un quart, compris les blessés, elles ne se sont point dépostées, ni l’une ni l’autre n’a pas pû dire avoir vaincu ; l’évenement dans une autre partie de la ligne, ou la nuit a déterminé la retraite de l’une des deux.

Des troupes d’infanterie ont marché en plaine contre d’autres qui les attendoient de pié ferme & sans tirer, elles se sont approchées assez pour que les officiers de chaque côté pussent parler ensemble ; quelques-uns même ont croisé l’esponton, d’autres se sont poussé des bottes l’épée à la main ; ces troupes ont été arrêtées quelques momens dans cette proximité, l’infanterie d’un côté a fait feu, l’autre a marché, & culbuté sans résistance celle qui venoit de faire feu.

Différentes fois l’infanterie qui avoit marché sans tirer, avoit essuyé deux ou trois décharges de celle qui l’attendoit de pié ferme, elle s’en étoit approchée plus par une droite ou par une gauche que par l’autre extrémité ; elle a hésité pour charger, l’autre a fait un mouvement irrégulier (peut-être de crainte) & a fait encore une fois feu ; celle qui avoit marché jusqu’alors & sans tirer, étoit dejà en fuite, elle a été suivie & chargée dans sa fuite.

Des troupes d’infanterie ont marché en plaine contre d’autres, jusqu’à trente pas, & sans tirer ; d’un côté les unes ont fait feu, puis se sont enfuies, les autres les ont poursuivies.

D’autres fois dans la même position, d’un côté les troupes ont fait feu, & des deux côtés elles se sont enfuies, les unes sans aucunes pertes, & les autres avec un trentieme au plus ; une des deux troupes est peut être revenue ensuite sur son champ de bataille.

Deux corps d’infanterie ont marché en plaine, l’un contre l’autre, sans faire feu ; à quarante pas l’un a fait feu de son premier rang seulement, & a mis hors de combat tous les officiers de l’ennemi qui se trouvoient tous au premier rang ; ces deux corps ont continué de marcher, celui-ci qui avoit perdu ses officiers a été enfoncé sans résistance.

De ces mêmes corps, l’un a marché contre l’autre qui l’attendoit de pié ferme, & faisant un feu par

lequel il avoit mis hors de combat près d’un quart du corps qui marchoit, celui-ci s’est arrêté lorsqu’il s’est trouvé à quarante pas, a fait feu de son premier rang, a continué sa marche, & quoi qu’ayant détruit presque tous les officiers ennemis, il ne l’a enfoncé qu’après une vigoureuse résistance, & par la force de ses armes de main.

L’infanterie d’une ligne a fait un feu lent par pelotons (Voyez ci-après feu par section, par pelotons) sur son ennemi éloigné de près de cinq cent toises, elle l’a continué & rendu plus vif, jusqu’à ce qu’il fût à cent toises ou environ, elle a fait alors le feu plein, (Voyez ci-après feu plein) l’ennemi y a répondu aussi-tôt par un pareil, & après quatre ou cinq décharges de part & d’autre, les armes de l’infanterie qui tiroit depuis longtems, n’ont plus été toutes en état de tirer, son feu a langui, elle avoit alors mis hors de combat un sixieme de ses ennemis, & n’avoit pas un douzieme de perte ; en un moment elle s’est trouvée plus d’un tiers de perte, l’ennemi s’est mis en marche pour l’attaquer à l’arme blanche, & elle a fui.

De l’infanterie a marché de front contre d’autre qui étoit placée derriere des haies coupées à quatre piés de hauteur, elle s’est avancée jusqu’à cinquante pas, sans avoir essuyé aucun feu, alors elle a essuyé une décharge générale, toute cette infanterie est tombée à terre, presqu’un tiers a été tué, un tiers blessé, & un tiers qui s’est relevé petit-à-petit, s’est enfui à mesure, sans avoir été atteint par le feu que l’infanterie retranchée avoit continué de faire.

L’infanterie a marché contre d’autre qui étoit couverte par des retranchemens, de laquelle elle essuyoit le feu depuis long-tems ; à cinquante pas, elle s’est arrêtée dans sa marche, elle a fait feu ; après quatre ou cinq décharges, elle s’est avancée contre le retranchement, & celle qui le défendoit s’est enfuie.

Une autre fois l’infanterie qui défendoit le retranchement a monté sur le parapet, a fait feu sur l’infanterie qui descendoit dans le fossé, ou qui y étoit déja ; celle-ci s’est enfuie, & a été presque toute détruite dans sa retraite par l’infanterie retranchée.

On peut sans doute de ces faits & d’autres aussi diversifiés conclure qu’il est possible que le feu de l’infanterie soit plus ou moins meurtrier, mais tous les faits rapportés ici ne sont point encore des expériences. Pour bien faire une expérience, il faut tant de considérations, dont plusieurs paroissent d’abord des minuties, qu’il n’est presque jamais possible d’en faire sur certaines choses, mais sur-tout lorsqu’on ne pourroit y procéder que par la destruction de l’humanité, & elles seroient presque impossibles à faire dans une action de guerre ; le danger auquel l’observateur se trouveroit exposé, détourneroit aisément son attention des circonstances qui paroissent au premier coup-d’œil les moins importantes : ce n’est que dans la solitude & la tranquillité de la retraite que les curieux observateurs de la nature, après avoir étudié à fond la composition de l’objet de leurs recherches, parviennent enfin à découvrir ses propriétés par le concours de diverses expériences qu’ils suivent en différens tems, en différens lieux, & relativement à toutes les positions possibles. Ce n’est point à la guerre qu’il est possible de faire de semblables expériences ; ce n’est point à des militaires qui ne se sont point fait une étude particuliere de l’art d’observer, qu’il faut en demander de semblables. Les génies heureux, qui savent allier l’étude de toutes les sciences & des arts au grand art de la guerre dont ils font profession, sont occupés pour le bien de l’état, d’objets trop variés & trop importans pour croire qu’on doive attendre d’eux qu’ils fassent part aux autres des lumieres qu’ils ont acquises sur les cir-