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1°. Il en est du passage des hommes de l’état de nature à l’état civil, comme de leur extraction du néant à l’existence, c’est la chose du monde dont on parle le plus & qu’on entend le moins. Ce passage s’est-il fait par une transition subite & remarquable ? ou bien s’est-il opéré par des changemens graduels & insensibles, à mesure que les hommes ont senti une meilleure maniere d’être & l’ont adoptée ? qu’ils ont apperçu les inconvéniens de leurs usages & les ont rectifiés ?

A en croire l’exemple de tous les peuples, & même ce qu’on voit de nos jours, c’est ainsi que les sociétés se sont instituées & perfectionnées. Les Russes étoient un peuple avant le regne du czar Pierre : les changemens prodigieux que le génie de ce grand homme produisit dans sa nation, en ont fait un peuple plus policé, mais non pas nouveau.

Les Goths avant leurs conquêtes vivoient en communauté & pratiquoient les grands principes d’humanité, qui semblent se détruire à mesure que les hommes se civilisent ; la bienfaisance & l’affection qu’ils avoient pour les étrangers, leur fit donner par les Allemands le nom de Goths, qui signifie bons. Ils l’étoient en effet ; tandis que le reste de l’Europe gémissoit dans la désolation & la barbarie, où la violence & l’oppression des gouvernemens les plus policés l’avoient plongée. On voit Théodoric, l’un de leurs premiers rois, faire regner en Italie les lois & la justice, & donner le modele d’un gouvernement équitable & modéré. C’est dommage qu’on ait à lui reprocher la mort de Symmaque & de Boëce, qu’il fit périr injustement sur des faux rapports ; ils étoient philosophes, il falloit bien qu’ils fussent calomniés auprès du prince.

Ces peuples, & tant d’autres ne ressemblent plus à ce qu’ils ont été ; mais ils n’ont fait que se civiliser davantage. Chez les nations sauvages les plus voisines de l’état de nature qu’on ait découvertes, on trouve une sorte d’union qui est certainement le germe d’un état de société plus parfait que le tems & l’habitude pourroient développer sans le secours de l’exemple. L’hospitalité que ces nations exercent avec tant de piété, prouvent qu’elles sentent le besoin qu’ont les hommes les uns des autres. Ce besoin est la source du droit naturel, & l’état de nature est lui-même un état de société régie par ce droit. Enfin le penchant d’un sexe vers l’autre, qui n’est continu que dans l’espece humaine seulement, & la longue imbécilité de l’enfance, reclament évidemment contre cette opinion d’un état originaire absolument isolé & solitaire, que la forme actuelle des sociétés ne prouve pas plus que la coordination de l’univers ne suppose le néant.

Quoi qu’il en soit, & de quelque maniere qu’elles soient parvenues à l’état où nous les voyons, les sociétés civiles ont un principe fondamental, d’autant plus incontestable, qu’il est & sera toujours celui des sociétés subsistantes sous quelque forme qu’elles existent.

Ce principe est la défense & la conservation commune pour laquelle chacun s’est associé, & d’où émanent les obligations des citoyens entre eux, de tous envers la société, & de la société envers tous.

Ces obligations consistent de la part des citoyens à unir toutes leurs forces pour en constituer la puissance générale, qui doit à son tour être employée à les protéger & à les conserver. Tel est le but des sociétés ; chacun mettant sa force en commun l’augmente de celle des autres, & assure sa propre existence de l’existence entiere du corps politique dont il se rend partie.

Il suit, que la société n’étant formée que de l’union des forces de tous, chacun lui doit sa part de la sienne. Par force, je n’entends pas seulement la qualité

physique que l’on désigne ordinairement sous ce nom, mais toute la puissance tant physique que morale, dont jouissent les hommes comme êtres & comme citoyens. Sans cette union totale des membres qui le composent & de toute leur puissance, le corps politique ne peut pas plus exister qu’un tout sans parties : ainsi dans cette association chacun appartient à tous, & tous appartiennent à chacun.

Par cet engagement, je ne veux pas dire que chaque citoyen ait renoncé à sa propriété personnelle, ni à celle de ses possessions, & qu’elles soient devenues les propriétés du public. Je suis bien éloigné d’insinuer de pareilles maximes. Cette renonciation seroit contraire à l’esprit du pacte social dont la fin est de les conserver ; elle seroit même préjudiciable, & non avantageuse à la société.

Les Romains, qui formerent la république la plus puissante du monde connu, ne permirent jamais que le gouvernement, en ce qui n’intéressoit pas l’ordre & la sûreté publique, eût aucuns droits sur leurs personnes, ni sur leurs biens. Ils en jouirent avec la plus grande franchise, & dans toute l’étendue des droits qui donnent le titre de propriété ; c’est ce qu’ils appelloient posséder optimo jure, ou jus quiritium, qui ne fut aboli que sous Justinien, & que Cicéron recommande d’observer à ceux qui gouvernent. « La principale chose (dit-il de off.) à quoi ils doivent prendre garde, c’est que le bien de chaque particulier lui soit conservé, & que jamais l’autorité publique ne l’entame ».

Mais ces biens & leurs personnes n’en étoient que plus dévoués à la république : lorsqu’il s’agissoit de sa défense, de sa gloire ou de son utilité, chacun voyoit alors son intérêt particulier dans l’intérêt général. La liberté est un bien inestimable ; & plus on peut perdre, plus on a de zele pour se défendre. Aussi pendant long-tems les armées romaines, composées de citoyens sans solde, n’étoient, s’il est permis de s’énoncer de la sorte, que des armées de confédérés, dont chacun, sans dépendre des autres, supportoit à ses frais toutes les dépenses & les fatigues de la guerre.

Cela prouve qu’en conservant dans toute son intégrité ce droit inviolable & primitif qu’ont les citoyens sur eux-mêmes, & sur tout ce qui leur appartient, ils ne s’imposent que plus fortement l’obligation d’en fournir à l’état tout ce qui est nécessaire pour son maintien & sa conservation ; ensorte que quand cette obligation ne seroit pas déja contractée par les conventions du contrat social, elle résulteroit de l’intérêt individuel des membres qui l’ont souscrit, qui se trouve en ce point dans une dépendance réciproque, & dans un rapport mutuel avec l’intérêt commun.

Mais j’ai montré que l’union civile n’a pour objet que l’institution de la puissance générale. Les charges publiques d’où elle tire son existence sont donc légitimes, puisqu’elles constituent cette puissance qui fait la conservation de la société, & par conséquent celle des individus qui la composent : justes, puisqu’elles sont communes à tous, & que chacun s’est nécessairement soumis aux conditions qu’il a imposées aux autres.

II. A la justice & à la légitimité des charges publiques, il faut ajouter qu’elles sont encore un tribut que tous les citoyens doivent à la société, des avantages qu’elle leur procure. N’est ce pas sous la sauvegarde de la puissance commune ou du corps politique qu’ils jouissent de la liberté civile, tant pour leurs personnes que pour leurs biens ?

Dans l’origine, ce tribut étoit de tout ce que possédoient les citoyens, & encore de leur service personnel. Alors les forces générales trop bornées exigeoient la réunion de toutes les forces particulieres.