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ont pas moins fait une faute qu’on peut leur reprocher.

Le beau arbitraire se sous-divise selon le même auteur en un beau de génie, un beau de goût, & un beau de pur caprice : un beau de génie fondé sur la connoissance du beau essentiel, qui donne les regles inviolables ; un beau de goût, fondé sur la connoissance des ouvrages de la nature & des productions des grands maîtres, qui dirige dans l’application & l’emploi du beau essentiel ; un beau de caprice, qui n’étant fondé sur rien, ne doit être admis nulle part.

Que devient le système de Lucrece & des Pyrrhoniens, dans le système du pere André ? que reste-t-il d’abandonné à l’arbitraire ? presque rien : aussi pour toute réponse à l’objection de ceux qui prétendent que la beauté est d’éducation & de préjugé, il se contente de développer la source de leur erreur. Voici, dit-il, comment ils ont raisonné : ils ont cherché dans les meilleurs ouvrages des exemples de beau de caprice, & ils n’ont pas eu de peine à y en rencontrer, & à démontrer que le beau qu’on y reconnoissoit étoit de caprice : ils ont pris des exemples du beau de goût, & ils ont très-bien démontré qu’il y avoit aussi de l’arbitraire dans ce beau ; & sans aller plus loin, ni s’appercevoir que leur énumération étoit incomplete, ils ont conclu que tout ce qu’on appelle beau, étoit arbitraire & de caprice ; mais on conçoit aisément que leur conclusion n’étoit juste que par rapport à la troisieme branche du beau artificiel, & que leur raisonnement n’attaquoit ni les deux autres branches de ce beau, ni le beau naturel, ni le beau essentiel.

Le pere André passe ensuite à l’application de ses principes aux mœurs, aux ouvrages d’esprit & à la Musique ; & il démontre qu’il y a dans ces trois objets du beau, un beau essentiel, absolu & indépendant de toute institution, même divine, qui fait qu’une chose est une ; un beau naturel dépendant de l’institution du créateur, mais indépendant de nous ; un beau arbitraire, dépendant de nous, mais sans préjudice du beau essentiel.

Un beau essentiel dans les mœurs, dans les ouvrages d’esprit & dans la Musique, fondé sur l’ordonnance, la régularité, la proportion, la justesse, la décence, l’accord, qui se remarquent dans une belle action, une bonne piece, un beau concert, & qui font que les productions morales, intellectuelles & harmoniques sont unes.

Un beau naturel, qui n’est autre chose dans les mœurs, que l’observation du beau essentiel dans notre conduite, relative à ce que nous sommes entre les êtres de la nature ; dans les ouvrages d’esprit, que l’imitation & la peinture fidele des productions de la nature en tout genre ; dans l’harmonie, qu’une soumission aux lois que la nature a introduite dans les corps sonores, leur résonnance & la conformation de l’oreille.

Un beau artificiel, qui consiste dans les mœurs à se conformer aux usages de sa nation, au génie de ses concitoyens, à leurs lois ; dans les ouvrages d’esprit, à respecter les regles du discours, à connoître la langue, & à suivre le goût dominant ; dans la Musique, à insérer à propos la dissonance, à conformer ses productions aux mouvemens & aux intervalles reçûs.

D’où il s’ensuit que, selon le P. André, le beau essentiel & la vérité ne se montrent nulle part avec tant de profusion que dans l’univers ; le beau moral, que dans le philosophe chrétien ; & le beau intellectuel, que dans une tragédie accompagnée de musique & de décorations.

L’auteur qui nous a donné l’essai sur le mérite & la vertu, rejette toutes ces distinctions du beau, & prétend, avec beaucoup d’autres, qu’il n’y a qu’un beau, dont l’utile est le fondement : ainsi tout ce qui

est ordonné de maniere à produire le plus parfaitement l’effet qu’on se propose, est supremement beau. Si vous lui demandez qu’est-ce qu’un bel homme, il vous répondra que c’est celui dont les membres bien proportionnés conspirent de la façon la plus avantageuse à l’accomplissement des fonctions animales de l’homme. Voy. Essai sur le mérite & la vertu, pag. 48. L’homme, la femme, le cheval, & les autres animaux, continuera-t-il, occupent un rang dans la nature : or dans la nature ce rang détermine les devoirs à remplir ; les devoirs déterminent l’organisation ; & l’organisation est plus ou moins parfaite ou belle, selon le plus ou le moins de facilité que l’animal en reçoit pour vaquer à ses fonctions. Mais cette facilité n’est pas arbitraire, ni par conséquent les formes qui la constituent, ni la beauté qui dépend de ces formes. Puis descendant de-là aux objets les plus communs, aux chaises, aux tables, aux portes, &c. il tâchera de vous prouver que la forme de ces objets ne nous plaît qu’à proportion de ce qu’elle convient mieux à l’usage auquel on les destine ; & si nous changeons si souvent de mode, c’est-à-dire, si nous sommes si peu constans dans le goût pour les formes que nous leur donnons, c’est, dira-t-il, que cette conformation la plus parfaite relativement à l’usage, est très-difficile à rencontrer ; c’est qu’il y a là une espece de maximum qui échappe à toutes les finesses de la Géométrie naturelle & artificielle, & autour duquel nous tournons sans cesse : nous nous appercevons à merveille quand nous en approchons & quand nous l’avons passé, mais nous ne sommes jamais sûrs de l’avoir atteint. De-là cette révolution perpétuelle dans les formes : ou nous les abandonnons pour d’autres, ou nous disputons sans fin sur celles que nous conservons. D’ailleurs ce point n’est pas partout au même endroit ; ce maximum a dans mille occasions des limites plus étendues ou plus étroites : quelques exemples suffiront pour éclaircir sa pensée. Tous les hommes, ajoûtera-t-il, ne sont pas capables de la même attention, n’ont pas la même force d’esprit ; ils sont tous plus ou moins patiens, plus ou moins instruits, &c. Que produira cette diversité ? c’est qu’un spectacle composé d’Académiciens trouvera l’intrigue d’Héraclius admirable, & que le peuple la traitera d’embrouillée ; c’est que les uns restraindront l’étendue d’une comédie à trois actes, & les autres prétendront qu’on peut l’étendre à sept ; & ainsi du reste. Avec quelque vraissemblance que ce système soit exposé, il ne m’est pas possible de l’admettre.

Je conviens avec l’auteur qu’il se mêle dans tous nos jugemens un coup d’œil délicat sur ce que nous sommes, un retour imperceptible vers nous-mêmes, & qu’il y a mille occasions où nous croyons n’être enchantés que par les belles formes, & où elles sont en effet la cause principale, mais non la seule, de notre admiration ; je conviens que cette admiration n’est pas toûjours aussi pure que nous l’imaginons : mais comme il ne faut qu’un fait pour renverser un système, nous sommes contraints d’abandonner celui de l’auteur que nous venons de citer, quelqu’attachement que nous ayons eu jadis pour ses idées ; & voici nos raisons.

Il n’est personne qui n’ait éprouvé que notre attention se porte principalement sur la similitude des parties, dans les choses mêmes où cette similitude ne contribue point à l’utilité : pourvû que les piés d’une chaise soient égaux & solides, qu’importe qu’ils ayent la même figure ? ils peuvent différer en ce point, sans en être moins utiles. L’un pourra donc être droit, & l’autre en pié de biche ; l’un courbe en-dehors, & l’autre en-dedans. Si l’on fait une porte en forme de bierre, sa forme paroîtra peut-être mieux assortie à la figure de l’homme qu’aucune des formes qu’on