ra tout-à-coup concentrée dans un point de l’espace & du tems.
La perception des rapports est donc le fondement du beau ; c’est donc la perception des rapports qu’on a désignée dans les langues sous une infinité de noms différens, qui tous n’indiquent que différentes sortes de beau.
Mais dans la nôtre, & dans presque toutes les autres, le terme beau se prend souvent par opposition à joli ; & sous ce nouvel aspect, il semble que la question du beau ne soit plus qu’une affaire de Grammaire, & qu’il ne s’agisse plus que de spécifier exactement les idées qu’on attache à ce terme. Voyez à l’article suivant Beau opposé à Joli.
Après avoir tenté d’exposer en quoi consiste l’origine du beau, il ne nous reste plus qu’à rechercher celle des opinions différentes que les hommes ont de la beauté : cette recherche achevera de donner de la certitude à nos principes ; car nous démontrerons que toutes ces différences résultent de la diversité des rapports apperçûs ou introduits, tant dans les productions de la nature, que dans celles des arts.
Le beau qui résulte de la perception d’un seul rapport, est moindre ordinairement que celui qui résulte de la perception de plusieurs rapports. La vûe d’un beau visage ou d’un beau tableau, affecte plus que celle d’une seule couleur ; un ciel étoilé, qu’un rideau d’asur ; un paysage, qu’une campagne ouverte ; un édifice, qu’un terrein uni ; une piece de musique, qu’un son. Cependant il ne faut pas multiplier le nombre des rapports à l’infini ; & la beauté ne suit pas cette progression : nous n’admettons de rapport dans les belles choses, que ce qu’un bon esprit en peut saisir nettement & facilement. Mais qu’est-ce qu’un bon esprit ? où est ce point dans les ouvrages en-deçà duquel, faute de rapports, ils sont trop unis, & au-delà duquel ils en sont chargés par excès ? Premiere source de diversité dans les jugemens. Ici commencent les contestations. Tous conviennent qu’il y a un beau, qu’il est le résultat des rapports apperçûs : mais selon qu’on a plus ou moins de connoissance, d’expérience, d’habitude de juger, de mediter, de voir, plus d’étendue naturelle dans l’esprit, on dit qu’un objet est pauvre ou riche, confus ou rempli, mesquin ou chargé.
Mais combien de compositions où l’artiste est contraint d’employer plus de rapports que le grand nombre n’en peut saisir, & où il n’y a guere que ceux de son art, c’est-à-dire, les hommes les moins disposés à lui rendre justice, qui connoissent tout le mérite de ses productions ? Que devient alors le beau ? Ou il est présenté à une troupe d’ignorans qui ne sont pas en état de le sentir, ou il est senti par quelques envieux qui se taisent ; c’est-là souvent tout l’effet d’un grand morceau de Musique. M. d’Alembert a dit dans le Discours préliminaire de cet Ouvrage, Discours qui mérite bien d’être cité dans cet article, qu’après avoir fait un art d’apprendre la Musique, on en devroit bien faire un de l’écouter : & j’ajoûte qu’après avoir fait un art de la Poësie & de la Peinture, c’est en vain qu’on en a fait un de lire & de voir ; & qu’il régnera toûjours dans les jugemens de certains ouvrages une uniformité apparente, moins injurieuse à la vérité pour l’artiste que le partage des sentimens, mais toûjours fort affligeante.
Entre les rapports on en peut distinguer une infinité de sortes : il y en a qui se fortifient, s’affoiblissent, & se temperent mutuellement. Quelle différence dans ce qu’on pensera de la beauté d’un objet, si on les saisit tous, ou si l’on n’en saisit qu’une partie ! Seconde source de diversité dans les jugemens. Il y en a d’indéterminés & de déterminés : nous nous contentons des premiers pour accorder le nom de beau, toutes les fois qu’il n’est pas de l’objet immédiat & unique
de la science ou de l’art de les déterminer. Mais si cette détermination est l’objet immédiat & unique d’une science ou d’un art, nous exigeons non-seulement les rapports, mais encore leur valeur : voilà la raison pour laquelle nous disons un beau théorème, & que nous ne disons pas un bel axiome ; quoiqu’on ne puisse pas nier que l’axiome exprimant un rapport, n’ait aussi sa beauté réelle. Quand je dis, en Mathématiques, que le tout est plus grand que sa partie, j’énonce assûrément une infinité de propositions particulieres, sur la quantité partagée : mais je ne détermine rien sur l’excès juste du tout sur ses portions ; c’est presque comme si je disois : le cylindre est plus grand que la sphere inscrite, & la sphere plus grande que le cone inscrit. Mais l’objet propre & immédiat des Mathématiques est de déterminer de combien l’un de ces corps est plus grand ou plus petit que l’autre ; & celui qui démontrera qu’ils sont toûjours entr’eux comme les nombres 3, 2, 1, aura fait un théorème admirable. La beauté qui consiste toûjours dans les rapports, sera dans cette occasion en raison composée du nombre des rapports, & de la difficulté qu’il y avoit à les appercevoir ; & le théoreme qui énoncera que toute ligne qui tombe du sommet d’un triangle isoscele sur le milieu de sa base, partage l’angle en deux angles égaux, ne sera pas merveilleux : mais celui qui dira que les asymptotes d’une courbe s’en approchent sans cesse sans jamais la rencontrer, & que les espaces formés par une portion de l’axe, une portion de la courbe, l’asymptote, & le prolongement de l’ordonnée, sont entr’eux comme tel nombre à tel nombre, sera beau. Une circonstance qui n’est pas indifférente à la beauté, dans cette occasion & dans beaucoup d’autres, c’est l’action combinée de la surprise & des rapports, qui a lieu toutes les fois que le théorème dont on a démontré la vérité passoit auparavant pour une proposition fausse.
Il y a des rapports que nous jugeons plus ou moins essentiels ; tel est celui de la grandeur relativement à l’homme, à la femme, & à l’enfant : nous disons d’un enfant qu’il est beau, quoiqu’il soit petit ; il faut absolument qu’un bel homme soit grand ; nous exigeons moins cette qualité dans une femme ; & il est plus permis à une petite femme d’être belle, qu’à un petit homme d’être beau. Il me semble que nous considérons alors les êtres, non-seulement en eux-mêmes, mais encore relativement aux lieux qu’ils occupent dans la nature, dans le grand tout ; & selon que ce grand tout est plus ou moins connu, l’échelle qu’on se forme de la grandeur des êtres est plus ou moins exacte : mais nous ne savons jamais bien quand elle est juste. Troisieme source de diversité de goûts & de jugemens dans les arts d’imitation. Les grands maîtres ont mieux aimé que leur échelle fût un peu trop grande que trop petite : mais aucun d’eux n’a la même échelle, ni peut-être celle de la nature.
L’intérêt, les passions, l’ignorance, les préjugés, les usages, les mœurs, les climats, les coûtumes, les gouvernemens, les cultes, les évenemens, empêchent les êtres qui nous environnent, ou les rendent capables de réveiller ou de ne point réveiller en nous plusieurs idées, anéantissent en eux des rapports très-naturels, & y en établissent de capricieux & d’accidentels. Quatrieme source de diversité dans les jugemens.
On rapporte tout à son art & à ses connoissances : nous faisons tous plus ou moins le rôle du critique d’Apelle ; & quoique nous ne connoissions que la chaussure, nous jugeons aussi de la jambe ; ou quoique nous ne connoissions que la jambe, nous descendons aussi à la chaussure : mais nous ne portons pas seulement ou cette témérité ou cette ostentation de détail dans le jugement des productions de l’art ; cel-