Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 2.djvu/854

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sur notre esprit. On vient m’apprendre qu’un homme célebre vient d’opérer un prodige ; ce récit se trouve revêtu de toutes les marques de vérité les plus frappantes, telles, en un mot, que je n’hésiterois pas un instant à y ajoûter foi si c’étoit un fait naturel ; elles ne peuvent pourtant servir qu’à me faire douter de la réalité du prodige. Prétendre, continuera-t-on, que par-là je dépouille ces marques de vérité de toute la force qu’elles doivent avoir sur notre esprit, ce seroit dire que de deux poids égaux mis dans deux balances différentes, l’un ne peseroit pas autant que l’autre, parce qu’il n’emporteroit pas également le côté qui lui est opposé, sans examiner si tous les deux n’ont que les mêmes obstacles à vaincre. Ce qui vous paroît être un paradoxe va se développer clairement à vos yeux. Les marques de vérité ont la même force pour les deux faits : mais dans l’un il y a un obstacle à surmonter, & dans l’autre il n’y en a point ; dans le fait surnaturel je vois l’impossibilité physique qui s’oppose à l’impression que feroient sur moi ces marques de vérité ; elle agit si fortement sur mon esprit qu’elle le laisse en suspens ; il se trouve comme entre deux forces qui se combattent : il ne peut le nier, les marques de vérité dont il est revêtu ne le lui permettent pas ; il ne peut y ajoûter foi, l’impossibilité physique qu’il voit l’arrête. Ainsi, en accordant aux caracteres de vérité que vous avez assignés, toute la force que vous leur donnez, ils ne suffisent pas pour me déterminer à croire un miracle.

Ce raisonnement frappera sans doute tout homme qui le lira rapidement sans l’approfondir : mais le plus léger examen suffit pour en faire appercevoir tout le faux ; semblable à ces phantômes qui paroissent durant la nuit, & se dissipent à notre approche. Descendez jusques dans les abysmes du néant, vous y verrez les faits naturels & surnaturels confondus ensemble, ne tenir pas plus à l’être les uns que les autres. Leur degré de possibilité, pour sortir de ce gouffre & paroître au jour, est précisément le même ; car il est aussi facile à Dieu de rendre la vie à un mort, que de la conserver à un vivant. Profitons maintenant de tout ce qu’on nous accorde. Les marques de vérité que nous avons assignées sont, dit-on, bonnes, & ne permettent pas de douter d’un fait naturel qui s’en trouve revêtu. Ces caracteres de vérité peuvent même convenir aux faits surnaturels ; desorte que s’il n’y avoit aucun obstacle à surmonter, point de raisons à combattre, nous serions aussi assûrés d’un fait miraculeux que d’un fait naturel. Il ne s’agit donc plus que de savoir, s’il y a des raisons dans un fait surnaturel qui s’opposent à l’impression que ces marques devroient faire. Or j’ose avancer qu’il en est précisément de même d’un fait surnaturel que d’un fait naturel ; c’est à tort qu’on s’imagine toûjours voir l’impossibilité physique d’un fait miraculeux combattre toutes les raisons qui concourent à nous en démontrer la réalité. Car qu’est-ce que l’impossibilité physique ? C’est l’impuissance des causes naturelles à produire un tel effet ; cette impossibilité ne vient point du côté du fait même, qui n’est pas plus impossible que le fait naturel le plus simple. Lorsqu’on vient vous apprendre un fait miraculeux, on ne prétend pas vous dire qu’il a été produit par les seules forces des causes naturelles ; j’avoue qu’alors les raisons qui prouveroient ce fait, seroient non-seulement combattues, mais même détruites ; non par l’impossibilité physique, mais par une impossibilité absolue : car il est absolument impossible qu’une cause naturelle avec ses seules forces produise un fait surnaturel. Vous devez donc, lorsqu’on vous apprend un fait miraculeux, joindre la cause qui peut le produire avec le fait même ; & alors l’impossibilité physique ne pourra nullement s’opposer aux raisons que vous aurez de croire ce

fait. Si plusieurs personnes vous disent qu’elles viennent de voir une pendule remarquable par l’exactitude avec laquelle elle marque jusques aux tierces ; douterez-vous du fait, parce que tous les serruriers que vous connoissez ne sauroient l’avoir faite, & qu’ils sont dans une espece d’impossibilité physique d’exécuter un tel ouvrage ? Cette question vous surprend sans doute, & avec raison : pourquoi donc, quand on vous apprend un fait miraculeux, voulez-vous en douter, parce qu’une cause naturelle n’a pû le produire ? L’impossibilité physique, où se trouve la créature pour un fait surnaturel, doit-elle faire plus d’impression que l’impossibilité physique où se trouve ce serrurier d’exécuter cette admirable pendule ? Je ne vois d’autres raisons que celles qui naissent d’une impossibilité métaphysique, qui puissent s’opposer à la preuve d’un fait ; ce raisonnement sera toûjours invincible. Le fait que je vous propose à croire ne présente rien à l’esprit d’absurde & de contradictoire : cessez donc de parler avec moi de sa possibilité ou de son impossibilité, & venons à la preuve du fait.

L’expérience, dira quelqu’un, dément votre réponse ; il n’est personne qui ne croye plus facilement un fait naturel qu’un miracle. Il y a donc quelque chose de plus dans le miracle que dans le fait naturel ; cette difficulté à croire un fait miraculeux prouve très-bien, que la regle des faits ne sauroit faire la même impression pour le miracle que pour un fait naturel.

Si l’on vouloit ne pas confondre la probabilité avec la certitude, cette difficulté n’auroit pas lieu. J’avoue que ceux qui peu scrupuleux sur ce qu’on leur dit n’approfondissent rien, éprouvent une certaine résistance de leur esprit à croire un fait miraculeux, ils se contentent de la plus légere probabilité pour un fait naturel ; & comme un miracle est toûjours un fait intéressant, leur esprit en demande davantage. Le miracle est d’ailleurs un fait beaucoup plus rare que les faits naturels : le plus grand nombre de probabilités doit donc y suppléer ; en un mot, on n’est plus difficile à croire un fait miraculeux qu’un fait naturel, que lorsqu’on se tient précisément dans la sphere des probabilités. Il a moins de vraissemblance, je l’avoue ; il faut donc plus de probabilités, c’est-à-dire, que si quelqu’un ordinairement peut ajoûter foi à un fait naturel, qui demande six degrés de probabilité ; il lui en faudra peut-être dix pour croire un fait miraculeux. Je ne prétens point déterminer ici exactement la proportion : mais si quittant les probabilités, vous passez dans le chemin qui mene à la certitude, tout sera égal. Je ne vois qu’une différence entre les faits naturels & les miracles : pour ceux-ci on pousse les choses à la rigueur, & on demande qu’ils puissent soûtenir l’examen le plus sévere ; pour ceux-là, au contraire, on ne va pas à beaucoup près si loin. Cela est fondé en raison, parce que, comme je l’ai déjà remarqué, un miracle est toûjours un fait très-intéressant : mais cela n’empêche nullement que la regle des faits ne puisse servir pour les miracles, aussi-bien que pour les faits naturels ; & si on veut examiner la difficulté présente de bien près, on verra qu’elle n’est fondée que sur ce qu’on se sert de la regle des faits pour examiner un miracle, & qu’on ne s’en sert pas ordinairement pour un fait naturel. S’il étoit arrivé un miracle dans les champs de Fontenoi, le jour que se donna la bataille de ce nom ; si les deux armées avoient pû l’appercevoir aisément ; si en conséquence les mêmes bouches qui publierent la nouvelle de la bataille l’avoient publié ; s’il avoit été accompagné des mêmes circonstances que cette bataille, & qu’il eût eu des suites, quel seroit celui qui ajoûteroit foi à la nouvelle de la bataille, & qui douteroit du miracle ?