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ici les deux faits marchent de niveau, parce qu’ils sont arrivés tous les deux à la certitude.

Ce que j’ai dit jusques ici suffit sans doute pour repousser aisément tous les traits que lance l’auteur des Pensées Philosophiques, contre la certitude des faits surnaturels : mais le tour qu’il donne à ses pensées les présente de maniere, que je crois nécessaire de nous y arrêter. Ecoutons-le donc parler lui-même, & voyons comme il prouve qu’on ne doit point ajoûter la même foi à un fait surnaturel qu’à un fait naturel : « Je croirois sans peine, dit-il, un seul honnête homme qui m’annonceroit que Sa Majesté vient de remporter une victoire complette sur les alliés : mais tout Paris m’assûreroit qu’un mort vient de ressusciter à Passy, que je n’en croirois rien. Qu’un historien nous en impose ou que tout un peuple se trompe, ce ne sont pas des prodiges ». Détaillons ce fait. Donnons-lui toutes les circonstances dont un fait de cette nature peut être susceptible ; parce que, quelques circonstances que nous supposions, le fait demeurera toûjours dans l’ordre des faits surnaturels, & par conséquent le raisonnement doit toûjours valoir, ou ne pas être bon en lui-même. C’étoit une personne publique, dont la vie intéressoit une infinité de particuliers, & à laquelle étoit en quelque façon attaché le sort du royaume. Sa maladie avoit jetté la consternation dans tous les esprits, & sa mort avoit achevé de les abattre ; sa pompe funebre fut accompagnée des cris lamentables de tout un peuple, qui retrouvoit en lui un pere. Il fut mis en terre, à la face du Peuple, en présence de tous ceux qui le pleuroient ; il avoit le visage découvert & déjà défiguré par les horreurs de la mort. Le roi nomme à tous ses emplois, & les donne à un homme, qui de tout tems a été l’ennemi implacable de la famille de l’illustre mort ; quelques jours s’écoulent, & toutes les affaires prennent le train que cette mort devoit naturellement occasionner : voilà la premiere époque du fait. Tout Paris va l’apprendre à l’auteur des Pensées Philosophiques, & il n’en doute point ; c’est un fait naturel. Quelques jours après, un homme qui se dit envoyé de Dieu, se présente, annonce quelque vérité ; & pour prouver la divinité de sa légation, il assemble un peuple nombreux au tombeau de cet homme, dont ils pleurent la mort si amerement. A sa voix, le tombeau s’ouvre, la puanteur horrible qui s’exhale du cadavre, infecte les airs. Le cadavre hideux, ce même cadavre, dont la vûe les fait pâlir tous, ranime ses cendres froides, à la vûe de tout Paris, qui surpris du prodige reconnoît l’envoyé de Dieu. Une foule de témoins oculaires, qui ont manié le mort ressuscité, qui lui ont parlé plusieurs fois, attestent ce fait à notre sceptique, & lui disent que l’homme dont on lui avoit appris la mort peu de jours avant, est plein de vie. Que répond à cela notre sceptique, qui est déjà assûré de sa mort ? Je ne puis ajoûter foi à cette résurrection ; parce qu’il est plus possible que tout Paris se soit trompé, ou qu’il ait voulu me tromper, qu’il n’est possible que cet homme soit ressuscité.

Il y a deux choses à remarquer dans la réponse de notre sceptique : 1°. la possibilité que tout Paris se soit trompé : 2°. qu’il ait voulu tromper. Quant au premier membre de la réponse, il est évident que la résurrection de ce mort n’est pas plus impossible, qu’il l’est que tout Paris se soit trompé ; car l’une & l’autre impossibilités sont renfermées dans l’ordre physique. En effet, il n’est pas moins contre les lois de la nature, que tout Paris croye voir un homme qu’il ne voit point ; qu’il croye l’entendre parler, & ne l’entende point ; qu’il croye le toucher, & ne le touche point, qu’il l’est qu’un mort ressuscite. Oseroit-on nous dire que dans la nature il n’y a pas des lois pour les sens ? & s’il y en a, comme on n’en peut douter,

n’en est-ce point une pour la vûe, de voir un objet qui est à portée d’être vû ? Je sai que la vûe, comme le remarque très-bien l’auteur que nous combattons, est un sens superficiel ; aussi ne l’employons-nous que pour la superficie des corps, qui seule suffit pour les faire distinguer. Mais si à la vûe & à l’oüie nous joignons le toucher, ce sens philosophe & profond, comme le remarque encore le même auteur, pouvons nous craindre de nous tromper ? Ne faudroit-il pas pour cela renverser les lois de la nature relatives à ces sens ? Tout Paris a pu s’assûrer de la mort de cet homme, le sceptique l’avoue : il peut donc de même s’assûrer de sa vie, & par conséquent de sa résurrection. Je puis donc conclurre contre l’auteur des Pensées Philosophiques, que la résurrection de ce mort n’est pas plus impossible, que l’erreur de tout Paris sur cette résurrection. Est-ce un moindre miracle d’animer un phantôme, de lui donner une ressemblance qui puisse tromper tout un peuple, que de rendre la vie à un mort ? Le sceptique doit donc être certain que tout Paris n’a pu se tromper. Son doute, s’il lui en reste encore, ne peut donc être fondé que sur ce que tout Paris aura pû vouloir le tromper. Or il ne sera pas plus heureux dans cette seconde supposition.

En effet, qu’il me soit permis de lui dire : « n’avez-vous point ajoûté foi à la mort de cet homme sur le témoignage de tout Paris, qui vous l’a apprise ? il étoit pourtant possible que tout Paris voulût vous tromper (du moins dans votre sentiment) ; cette possibilité n’a pas été capable de vous ébranler ». Je le vois, c’est moins le canal de la tradition, par où un fait passe jusqu’à nous, qui rend les déistes si défians & si soupçonneux, que le merveilleux qui y est empreint. Mais du moment que ce merveilleux est possible, leur doute ne doit point s’y arrêter, mais seulement aux apparences & aux phénomenes qui, s’incorporant avec lui, en attestent la réalité. Car voici comme je raisonne contr’eux en la personne de notre sceptique : « il est aussi impossible que tout Paris ait voulu le tromper sur un fait miraculeux, que sur un fait naturel ». Donc une possibilité ne doit pas faire plus d’impression sur lui que l’autre. Il est donc aussi mal fondé à vouloir douter de la résurrection que tout Paris lui confirme, sous prétexte que tout Paris auroit pû vouloir le tromper, qu’il le seroit à douter de la mort d’un homme, sur le témoignage unanime de cette grande ville. Il nous dira peut-être : le dernier fait n’est point impossible physiquement ; qu’un homme soit mort, il n’y a rien là qui m’étonne : mais qu’un homme ait été ressuscité, voilà ce qui révolte & ce qui effarouche ma raison ; en un mot voilà pourquoi la possibilité que tout Paris ait voulu me tromper sur la résurrection de cet homme, me fait une impression dont je ne saurois me défendre : au lieu que la possibilité que tout Paris ait voulu m’en imposer sur sa mort, ne me frappe nullement. Je ne lui répeterai point ce que je lui ai déjà dit, que ces deux faits étant également possibles, il ne doit s’arrêter qu’aux marques extérieures qui l’accompagnent, & qui nous guident dans la connoissance des évenemens : en sorte que si un fait surnaturel a plus de ces marques extérieures qu’un fait naturel, il me deviendra dès-lors plus probable. Mais examinons le merveilleux qui effarouche sa raison, & faisons-le disparoître à ses yeux. Ce n’est en effet qu’un fait naturel que tout Paris lui propose à croire : savoir, que cet homme est plein de vie. Il est vrai qu’étant déjà assûré de sa mort, sa vie présente suppose une résurrection. Mais s’il ne peut douter de la vie de cet homme sur le témoignage de tout Paris, puisque c’est un fait naturel, il ne sauroit donc douter de sa résurrection, l’un est lié nécessairement avec l’autre. Le miracle se trouve enfermé entre deux faits naturels, savoir, la mort de cet homme & sa vie pré-