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Je ne vois pas que cette difficulté rende inutile ce que j’ai dit : elle n’attaque nullement mes preuves, parce qu’elle ne les prend qu’en partie. Car j’avoue qu’un fait quoique faux, peut m’être attesté par un grand nombre de personnes qui représenteront différentes lignes traditionelles. Mais voici la différence que je mets entre l’erreur & la vérité : celle-ci, dans quelque point du tems que vous la preniez, se soûtient ; elle est toûjours défendue par un grand nombre de lignes traditionelles qui la mettent à l’abri du Pyrrhonisme, & qui vous conduisent dans des sentiers clairs jusques au fait même. Les lignes, au contraire, qui nous transmettent une erreur, sont toûjours couvertes d’un certain voile qui les fait aisément reconnoître. Plus vous les suivez en remontant, & plus leur nombre diminue ; &, ce qui est le caractere de l’erreur, vous en atteignez le bout sans que vous soyez arrivé au fait qu’elles vous transmettent. Quel fait que les dynasties des Egyptiens ! Elles remontoient à plusieurs milliers d’années : mais il s’en faut bien que les lignes traditionelles les conduisissent jusque-là. Si on y prenoit garde, on verroit que ce n’est point un fait qu’on nous objecte ici, mais une opinion, à laquelle l’orgueil des Egyptiens avoit donné naissance. Il ne faut point confondre ce que nous appellons fait, & dont nous parlons ici, avec ce que les différentes nations croyent sur leur origine. Il ne faut qu’un savant, quelquefois un visionnaire, qui prétende après bien des recherches avoir découvert les vrais fondateurs d’une monarchie ou d’une république, pour que tout un pays y ajoûte foi ; surtout si cette origine flatte quelqu’une des passions des peuples que cela intéresse : mais alors c’est la découverte d’un savant ou la rêverie d’un visionnaire, & non un fait. Cela sera toûjours problématique, à moins que ce savant ne trouve le moyen de rejoindre tous les différens fils de la tradition, par la découverte de certaines histoires ou de quelques inscriptions qui feront parler une infinité de monumens, qui avant cela ne nous disoient rien. Aucun des faits qu’on cite, n’a les deux conditions que je demande ; savoir un grand nombre de lignes traditionelles qui nous les transmettent ; ensorte qu’en remontant au moins par la plus grande partie de ces lignes, nous puissions arriver au fait. Quels sont les témoins oculaires qui ont déposé pour le fait de Remus & de Romulus ? y en a-t-il un grand nombre, & ce fait nous a-t-il été transmis sur des lignes fermes, qu’on me permette ce terme ? On voit que tous ceux qui en ont parlé, l’ont fait d’une maniere douteuse. Qu’on voye si les Romains ne croyoient pas différemment les actions mémorables des Scipions ? C’étoit donc plûtôt une opinion chez eux qu’un fait. On a tant écrit sur la papesse Jeanne, qu’il seroit plus que superflu de m’y arrêter. Il me suffit d’observer que cette fable doit plûtôt son origine à l’esprit de parti, qu’à des lignes traditionelles ; & qui est-ce qui a cru l’histoire de la sainte ampoule ? Je puis dire au moins que si ce fait a été transmis comme vrai, il a été transmis en même tems comme faux ; desorte qu’il n’y a qu’une ignorance grossiere, qui puisse faire donner dans une pareille superstition.

Mais je voudrois bien savoir sur quelle preuve le Sceptique que je combats regarde les dynasties des Egyptiens, comme fabuleuses, & tous les autres faits qu’il a cités ; car il faut qu’il puisse se transporter dans les tems où ces différentes erreurs occupoient l’esprit des peuples ; il faut qu’il se rende, pour ainsi dire, leur contemporain, afin que partant de ce point avec eux, il puisse voir qu’ils suivent un chemin qui les conduit infailliblement à l’erreur, & que toutes leurs traditions sont fausses : or je le défie d’y parvenir sans le secours de la tradition ; je le dé-

fie encore bien plus de faire cet examen, & de porter

ce jugement, s’il n’a aucune regle qui puisse lui faire discerner les vraies traditions d’avec les fausses. Qu’il nous dise donc la raison qui lui fait prendre tous ces faits pour apocryphes ; & il se trouvera que contre son intention il établira ce qu’il prétend attaquer. Me direz-vous que tout ce que j’ai dit peut être bon, lorsqu’il s’agira de faits naturels, mais que cela ne sauroit démontrer la vérité des faits miraculeux ; qu’un grand nombre de ces faits, quoique faux, passent à la postérité sur je ne sai combien de lignes traditionelles ? Fortifiez si vous voulez votre difficulté par toutes les folies qu’on lit dans l’Alcoran, & que le crédule Mahométan respecte ; décorez-la de l’enlevement de Romulus qu’on a tant fait valoir ; distillez votre fiel sur toutes ces fables pieuses, qu’on croit moins qu’on ne les tolere par pur ménagement : que conclurrez-vous delà ? qu’on ne sauroit avoir des regles qui puissent faire discerner les vraies traditions d’avec les fausses sur les miracles ?

Je vous répons que les regles sont les mêmes pour les faits naturels & miraculeux : vous m’opposez des faits, & aucun de ceux que vous citez n’a les conditions que j’exige. Ce n’est point ici le lieu d’examiner les miracles de Mahomet, ni d’en faire le parallele avec ceux qui démontrent la religion Chrétienne. Tout le monde sait que cet imposteur a toûjours opéré ses miracles en secret : s’il a eu des visions, personne n’en a été témoin : si les arbres par respect devenus sensibles s’inclinent en sa présence, s’il fait descendre la lune en terre, & la renvoye dans son orbite ; seul présent à ces prodiges, il n’a point éprouvé de contradicteurs : tous les témoignages de ce fait se réduisent donc à celui de l’auteur même de la fourberie ; c’est-là que vont aboutir toutes ces lignes traditionelles dont on nous parle : je ne vois point là de foi raisonnée, mais la plus superstitieuse crédulité. Peut-on nous opposer des faits si mal prouvés, & dont l’imposture se découvre par les regles que nous avons nous-mêmes établies ? Je ne pense pas qu’on nous oppose sérieusement l’enlevement de Romulus au ciel, & son apparition à Proculus : cette apparition n’est appuyée que sur la déposition d’un seul témoin, déposition dont le seul peuple fut la dupe ; les sénateurs firent à cet égard ce que leur politique demandoit : en un mot je défie qu’on me cite un fait qui dans son origine se trouve revêtu des caracteres que j’ai assignés, qui soit transmis à la postérité sur plusieurs lignes collatérales qui commenceront au fait même, & qu’il se trouve pourtant faux.

Vous avez raison, dit M. Craig ; il est impossible qu’on ne connoisse la vérité de certains faits, dès qu’on est voisin des tems où ils sont arrivés : les caracteres dont ils sont empreints sont si frappans & si clairs, qu’on ne sauroit s’y méprendre. Mais la durée des tems obscurcit & efface, pour ainsi dire, ces caracteres : les faits les mieux constatés dans certains tems, se trouvent dans la suite réduits au niveau de l’imposture & du mensonge ; & cela parce que la force des témoignages va toûjours en décroissant ; ensorte que le plus haut degré de certitude est produit par la vûe même des faits ; le second, par le rapport de ceux qui les ont vûs ; le troisieme, par la simple déposition de ceux qui les ont seulement oüis raconter aux témoins des témoins ; & ainsi de suite à l’infini.

Les faits de César & d’Alexandre suffisent pour démontrer la vanité des calculs du géometre Anglois : car nous sommes aussi convaincus actuellement de l’existence de ces deux grands capitaines, qu’on l’étoit il y a quatre cents ans ; & la raison en est bien simple ; c’est que nous avons les mêmes preuves de