Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 2.djvu/858

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Pensez-vous qu’en ce cas tous les hommes qui composent les générations depuis quarante ans jusqu’à quatre-vingts, & qui répondent au même point du tems, ne reclameront pas, qu’ils ne feront pas connoître l’imposture ? Choisissez si vous voulez la derniere génération, & supposez que tous les hommes âgés de quatre-vingts ans forment le complot d’en imposer sur un fait à la postérité. Dans cette supposition même, qui est certainement la plus avantageuse qu’on puisse faire, l’imposture ne sauroit si bien se cacher qu’elle ne soit dévoilée ; car les hommes qui composent les générations qui les suivent immédiatement, pourroient leur dire : Nous avons vécu long-tems avec vos contemporains ; & voilà pourtant la premiere fois que nous entendons parler de ce fait : il est trop intéressant, & il doit avoir fait trop de bruit pour que nous n’en ayons pas été instruits plûtôt. Et s’ils ajoûtoient à cela qu’on n’apperçoit aucunes des suites qu’auroit dû entraîner ce fait, & plusieurs autres choses que nous développerons dans la suite, seroit-il possible que le mensonge ne fût point découvert ? & ces vieillards pourroient-ils espérer de persuader les autres hommes de ce mensonge qu’ils auroient inventé ? Or tous les âges se ressemblent du côté du nombre des générations ; on ne peut donc en supposer aucun où la fraude puisse prendre. Mais si la fraude ne peut s’établir dans aucun des âges qui composent la tradition, il s’ensuit que tout fait que nous amenera la tradition, pourvû qu’il soit public & intéressant, nous sera transmis dans toute sa pureté.

Me voilà donc certain que les contemporains d’un fait n’ont pas pû davantage en imposer sur sa réalité aux âges suivans, qu’ils ont pû être dupés eux-mêmes sur cela par les témoins oculaires. En effet, (qu’on me permette d’insister là-dessus) je regarde la tradition comme une chaîne, dont tous les anneaux sont d’égale force ; & au moyen de laquelle, lorsque j’en saisis le dernier chaînon, je tiens à un point fixe qui est la vérité, de toute la force dont le premier chaînon tient lui-même à ce point fixe. Voici sur cela quelle est ma preuve : la déposition des témoins oculaires est le premier chaînon ; celui des contemporains est le second ; ceux qui viennent immédiatement après, forment le troisieme par leur témoignage, & ainsi de suite, en descendant jusqu’au dernier, que je saisis. Si le témoignage des contemporains est d’une force égale à celui des témoins oculaires, il en sera de même de tous ceux qui se suivront, & qui par leur étroit entrelacement, formeront cette chaîne continue de tradition. S’il y avoit quelque décroissement dans cette gradation de témoignages qui naissent les uns des autres, cette raison auroit aussi lieu par rapport au témoignage des contemporains, consideré respectivement à celui des témoins oculaires ; puisque l’un des deux est fondé sur l’autre. Or que le témoignage des contemporains ait par rapport à moi autant de force que celui des témoins oculaires, c’est une chose dont je ne puis douter. Je serois aussi certain que Henri IV. a fait la conquête de la France, quand même je ne le saurois que des contemporains de ceux qui ont pû voir ce grand & bon roi, que je le suis que son throne a été occupé par Louis le Grand, quoique ce fait me soit attesté par des témoins oculaires. En voulez-vous savoir la raison ? c’est qu’il n’est pas moins impossible, que des hommes se réunissent tous, malgré la distance des lieux, la différence des esprits, la variété des passions, le choc des intérêts, la diversité des religions, à soûtenir une même fausseté, qu’il l’est que plusieurs personnes s’imaginent voir un fait, que pourtant elles ne voyent pas. Les hommes peuvent bien mentir, comme je l’ai déjà dit ; mais je les défie de le faire tous de la même maniere. Ce seroit exi-

ger que plusieurs personnes, qui écriroient sur les

mêmes sujets, pensassent & s’exprimassent de la même façon. Que mille auteurs traitent la même matiere, ils le feront tous différemment, chacun selon le tour d’esprit qui lui est propre. On les distinguera toûjours à l’air, au tour, au coloris de leurs pensées. Comme tous les hommes ont un même fonds d’idées, ils pourront rencontrer sur leur route les mêmes vérités : mais chacun d’eux les voyant d’une maniere qui lui est propre, vous les représentera sous un jour différent. Si la variété des esprits suffit pour mettre tant de différence dans les écrits qui roulent sur les mêmes matieres ; croyons que la diversité des passions n’en mettra pas moins dans les erreurs sur les faits. Il paroît par ce que j’ai dit jusqu’ici, qu’on doit raisonner sur la tradition comme sur les témoins oculaires. Un fait transmis par une seule ligne traditionelle, ne mérite pas plus notre foi, que la déposition d’un seul témoin oculaire ; car une ligne traditionelle ne représente qu’un témoin oculaire ; elle ne peut donc équivaloir qu’à un seul témoin. Par où en effet pourriez-vous vous assûrer de la vérité d’un fait qui ne vous seroit transmis que par une seule ligne traditionelle ? Ce ne seroit qu’en examinant la probité & la sincérité des hommes qui composeroient cette ligne ; discussion, comme je l’ai déjà dit, très-difficile, qui expose à mille erreurs, & qui ne produira jamais qu’une simple probabilité. Mais si un fait, comme une source abondante, forme différens canaux, je puis facilement m’assûrer de sa réalité. Ici, je me sers de la regle que suivent les esprits, comme je m’en suis servi pour les témoins oculaires. Je combine les différens témoignages de chaque personne qui représente sa ligne ; leurs mœurs différentes, leurs passions opposées, leurs intérêts divers, me démontrent qu’il n’y a point eu de collusion entre elles pour m’en imposer. Cet examen me suffit, parce que par-là je suis assûré qu’elles tiennent le fait qu’elles me rapportent de celui qui les précede immédiatement dans leur ligne. Si je remonte donc jusques au fait sur le même nombre de lignes traditionelles, je ne saurois douter de la réalité du fait, auquel toutes ces lignes m’ont conduit ; parce que je ferai toûjours le même raisonnement sur tous les hommes qui représentent leur ligne dans quelque point du tems que je la prenne.

Il y a dans le monde, me dira quelqu’un, un si grand nombre de fausses traditions, que je ne saurois me rendre à vos preuves. Je suis comme investi par une infinité d’erreurs, qui empêchent qu’elles ne puissent venir jusqu’à moi ; & ne croyez pas, continuera toûjours ce Pyrrhonien, que je prétende parler de ces fables, dont la plûpart des nobles flattent leur orgueil ; je sais qu’étant renfermées dans une seule famille, vous les rejettez avec moi. Mais je veux vous parler de ces faits qui nous sont transmis par un grand nombre de lignes traditionelles, & dont vous reconnoissez pourtant la fausseté. Telles sont par exemple, les fabuleuses dynasties des Egyptiens, les histoires des dieux & demi-dieux des Grecs ; le conte de la louve qui nourrit Remus & Romulus : tel est le fameux fait de la papesse Jeanne, qu’on a cru presque universellement pendant très long-tems, quoiqu’il fût très-récent ; si on avoit pû lui donner deux mille ans d’antiquité, qui est-ce qui auroit osé seulement l’examiner ? Telle est encore l’histoire de la sainte ampoule, qu’un pigeon apporta du ciel pour servir au sacre de nos rois ; ce fait n’est-il pas universellement répandu en France, ainsi que tant d’autres que je pourrois citer ? Tous ces faits suffisent pour faire voir que l’erreur peut nous venir par plusieurs lignes traditionelles. On ne sauroit donc en faire un caractere de vérité pour les faits qui nous sont ainsi transmis.