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voudroit leur substituer, sont d’un emploi très-difficile, pour ne pas dire impossible, & notamment les thermometres, aussi ridicules dans le tablier d’un chimiste manœuvrant, que dans la poche d’un medecin visitant ses malades. Mais ce n’est pas à cet avantage que se borne l’utilité de l’habitude du travail, c’est dans les phénomenes qui en naissent à chaque pas, que le chimiste qui sait voir puise les connoissances les plus lumineuses, & souvent même les plus vastes ; c’est-là qu’on trouvera de ces phénomenes dont parle le chancelier Bacon, qui ne sont rien en eux-mêmes & pour eux-mêmes, mais qui peuvent servir de fondement, ou de germe, de point de partance à une théorie importante ; exciter le génie du chimiste, comme la chûte d’une poire détermina la méditation de Newton, qui produisit son magnifique système de la gravitation universelle. Au reste, ce n’est que pour ceux qui n’ont jamais mis la main à l’œuvre, ou qui n’ont jamais sû évaluer le mérite du chimiste, formé par l’exercice, par les actes répetés, qu’il est nécessaire de célebrer les avantages de l’expérience ; car quiconque a vécu six mois parmi les fourneaux, ou qui sachant ce que c’est que la Chimie, a été à portée d’entendre discourir sur l’art, le plus profond spéculatif & l’artiste expérimenté ne sauroit se méprendre à la supériorité absolue du dernier.

C’est la nécessité de toutes ces connoissances pratiques, les longueurs des expériences chimiques, l’assiduité du travail & de l’observation qu’elles exigent, les dépenses qu’elles occasionnent, les dangers auxquels elles exposent, l’acharnement même à ce genre d’occupation qu’on risque toûjours de contracter, qui ont fait dire aux Chimistes les plus sensés, que le goût de la Chimie étoit une passion de fou. Becher appelle les Chimistes : Certum quoddam genus hominum excentricum, heteroclitum, heterogeneum, anomalum ; qui posséde en propre un goût fort singulier, quo sanitas, pecunia, tempus & vita perduntur. Mais en prenant l’utilité absolue des sciences pour une donnée, d’après laquelle l’opinion générale nous autorise à raisonner, ces difficultés & ces inconvéniens-là même doivent faire regarder les savans qui ont assez de courage pour les braver, comme des citoyens qui méritent toute notre reconnoissance.

Mais cette passion, quelqu’idée qu’il faille en avoir, les hommes en ont-ils été tourmentés de bonne heure ? A quel tems faut-il rapporter la naissance de la Chimie ? C’est un fait qu’il ne sera pas aussi facile de déterminer, que le degré de considération qu’elle mérite.

IL Y A PEU D’ARTS dont les commencemens soient plus obscurs que ceux de la Chimie. Les Chimistes entêtés de son ancienneté, loin de nous instruire sur son origine & sur ses premiers progrès, par la profondeur & l’immensité de leurs recherches, ne sont parvenus qu’à rendre tous les témoignages douteux, à force d’abuser de cette critique curieusement assommante, qui consiste à enchaîner des atomes de preuves à des atomes de preuves, & à en former une masse qui vous entraîne ou qui vous effraye, & contre laquelle il ne reste que la ressource, ou de la mépriser, ou de la briser comme un verre, uno ictu, ou d’y succomber en la discutant.

Il vaudroit mieux sans doute substituer à ces énormes toiles que l’érudition a si laborieusement tissues, quelque système philosophique où l’on vît l’art sortir comme d’un germe, s’accroître & prendre toute sa grandeur. Il est au moins certain que si ce système ne nous rapprochoit pas davantage de la vérité, il nous épargneroit des recherches dont l’utilité ne frappe pas tous les yeux. Il est cependant une sorte de curiosité qui peut se faire un amusement philoso-

phique des recherches de l’érudition la plus frivole,

du sérieux & de l’intérêt qu’on y a mis ; & ce sera dans cette vûe, autant qu’il nous sera possible d’y entrer, que nous allons exposer aux autres & nous représenter à nous-mêmes le labyrinthe des antiquités chimiques.

Nos antiquaires Chimistes ne se sont pas contentés de fouiller dans tous les recoins de l’Histoire sainte & de l’Histoire profane, ils se sont emparés des fables anciennes ; & c’est une chose curieuse que les efforts prodigieux & les succès singuliers avec lesquels ils en ont quelquefois détourné le sens vers leur objet. Leurs explications sont-elles plus ridicules, plus forcées, plus arbitraires que celles des Platoniciens modernes, de Vossius, de Noel le Comte, de Bochart, de Kircher, de Marsham, de Lavaur, de Fourmont, & autres interpretes de la Mythologie, qui ont vû dans ces fables la théologie des anciens, leur astronomie, leur physique, leur agriculture, notre histoire sainte défigurée ? Philon de Biblos, Eusebe, & d’après ceux-ci quelques modernes, ont-ils eu plus ou moins de raison que les premiers auteurs de prétendre que ce n’étoient que des faits historiques déguisés, & de reprocher aux Grecs leur goût pour l’allégorie ? Qui sont les plus fous ou de ceux qui discernent dans des contes surrannés la vraie Théologie, la Physique, & une infinité d’autres belles choses ; ou de ceux qui croyent que pour y retrouver des procédés chimiques admirables, il ne s’agit que de les développer & que de les dégager de l’alliage poétique ? Sans rien décider là-dessus, je croi qu’on peut assûrer qu’en ceci, comme en beaucoup d’autres cas, nous avons fait aux anciens plus d’honneur qu’ils n’en méritoient : comme lorsque nous avons attaché à leurs lois, à leurs usages, à leurs institutions superstitieuses, des vûes politiques qu’apparemment ils n’ont guere eues. A tout moment nous leur prétons notre finesse, & nous nous félicitons ensuite de l’avoir devinée. On trouvera dans les fables anciennes tout ce qu’on y cherchera. Qu’y devoient chercher des Chimistes ? des procédés ; & ils y en ont découvert.

Qu’étoit-ce, à leur avis, que cette toison d’or qui occasionna le voyage des Argonautes ? Un livre écrit sur des peaux, qui enseignoit la maniere de faire de l’or par le moyen de la Chimie. Suidas l’a dit ; mais cette explication est plus ancienne que Suidas : on la rencontre dans le commentaire d’Eusthate sur Denis le Periegete ; celui-ci la rapporte d’après un Charax, cité plusieurs fois dans un traité d’Hermolaüs de Bisance, dédié à l’empereur Justinien ; & Jean François de la Mirandole prétend que le scholiaste d’Apollonius de Rhode, & Apollonius lui-même, y ont fait allusion ; l’un dans cet endroit du II. liv. de ses Argonautiques ; l’autre dans son commentaire,

τὸν ῥα χρύσειον εθηκεν
Ερμειας.     Hermès la fit d’or

Le scholiaste dit sur ce passage, λεγεται γαρ τῆ τοῦ Ἐρμοῦ επαφῆ τὸ δέρος μνήσαι χρυσοῦν : on dit qu’Hermès la changea en or en la touchant. Conringius incrédule en antiquités chimiques, ose avancer qu’il n’est pas clair dans ces passages qu’il soit question de l’art de faire de l’or.

Si l’on a vû l’art de faire de l’or dans la fable des Argonautes, que ne pouvoit-on voir dans celles du serpent tué par Cadmus, dont les dents semées par le conseil de Pallas, produisent des hommes qui s’entre-tuent ; du sacrifice à Hecate, dont parle Orphée ; de Saturne qui coupe les testicules au Ciel son pere, & les jette dans la mer, dont l’écume mêlée avec le sang de ces testicules coupés, donna naissance à Vénus ; du même qui dévore ses enfans à mesure qu’ils naissent, excepté le roi & la reine, Jupiter & Junon ;