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sont les gens d’esprit qui reçoivent la loi des sots. Je n’ai donc garde dans ces réflexions sur l’éducation publique, de faire la satyre de ceux qui enseignent ; ces sentimens seroient bien éloignés de la reconnoissance dont je fais profession pour mes maîtres : je conviens avec eux que l’autorité supérieure du gouvernement est seule capable d’arrêter les progrès d’un si grand mal ; je dois même avoüer que plusieurs professeurs de l’université de Paris s’y opposent autant qu’il leur est possible, & qu’ils osent s’écarter en quelque chose de la routine ordinaire, au risque d’être blâmés par le plus grand nombre. S’ils osoient encore davantage, & si leur exemple étoit suivi, nous verrions peut-être enfin les études changer de face parmi nous : mais c’est un avantage qu’il ne faut attendre que du tems, si même le tems est capable de nous le procurer. La vraie Philosophie a beau se répandre en France de jour en jour ; il lui est bien plus difficile de pénétrer chez les corps que chez les particuliers : ici elle ne trouve qu’une tête à forcer, si on peut parler ainsi, là elle en trouve mille. L’université de Paris, composée de particuliers qui ne forment d’ailleurs entre eux aucun corps régulier ni ecclésiastique, aura moins de peine à secoüer le joug des préjugés dont les écoles sont encore pleines.

Parmi les différentes inutilités qu’on apprend aux enfans dans les colléges, j’ai négligé de faire mention des tragédies, parce qu’il me semble que l’université de Paris commence à les proscrire presque entierement : on en a l’obligation à feu M. Rollin, un des hommes qui ont travaillé le plus utilement pour l’éducation de la jeunesse : à ces déclamations de vers il a substitué les exercices, qui sont au moins beaucoup plus utiles, quoiqu’ils pussent l’être encore davantage. On convient aujourd’hui assez généralement que ces tragédies sont une perte de tems pour les écoliers & pour les maîtres : c’est pis encore quand on les multiplie au point d’en représenter plusieurs pendant l’année, & quand on y joint d’autres appendices encore plus ridicules, comme des explications d’énigmes, des ballets, & des comédies tristement ou ridiculement plaisantes. Nous avons sous les yeux un ouvrage de cette derniere espece, intitule la défaite du Solécisme par Despautere, représentée plusieurs fois dans un collége de Paris : le chevalier Prétérit, le chevalier Supin, le marquis des Conjugaisons, & d’autres personnages la même trempe, sont les lieutenans généraux de Despautere, auquel deux grands princes, appellés Solécisme & Barbarisme, déclarent une guerre mortelle. Nous faisons grace à nos lecteurs d’un plus grand détail, & nous ne doutons point que ceux qui président aujourd’hui à ce collége, ne fissent main-basse, s’ils en étoient les maîtres, sur des puérilités si pédantesques, & de si mauvais goût : ils sont trop éclairés pour ne pas sentir que le précieux tems de la jeunesse ne doit point être employé à de pareilles inepties. Je ne parle point ici des ballets où la Religion peut être intéressée ; je sai que cet inconvénient est rare, grace à la vigilance des supérieurs ; mais je sai aussi que malgré toute cette vigilance, il ne laisse pas de se faire sentir quelquefois. Voyez dans le journ. de Trév. nouv. littér. Sept. 1750. la critique d’un de ces ballets, très-édifiante à tous égards. Je concluds du moins de tout ce détail, qu’il n’y a rien de bon à gagner dans ces sortes d’exercices, & beaucoup de mal à en craindre.

Il me semble qu’il ne seroit pas impossible de donner une autre forme à l’éducation des colléges : pourquoi passer six ans à apprendre, tant bien que mal, une langue morte ? Je suis bien éloigné de desapprouver l’étude d’une langue dans laquelle les Horaces & les Tacites ont écrit ; cette étude est absolument nécessaire pour connoître leurs admirables

ouvrages : mais je crois qu’on devroit se borner à les entendre, & que le tems qu’on employe à composer en Latin est un tems perdu. Ce tems seroit bien mieux employé à apprendre par principes sa propre langue, qu’on ignore toûjours au sortir du collége, & qu’on ignore au point de la parler très-mal. Une bonne grammaire Françoise seroit tout à la fois une excellente Logique, & une excellente Métaphysique, & vaudroit bien les rapsodies qu’on lui substitue. D’ailleurs, quel Latin que celui de certains colléges ! nous en appellons au jugement des connoisseurs.

Un rhéteur moderne, le P. Porée, très-respectable d’ailleurs par ses qualités personnelles, mais à qui nous ne devons que la vérité, puisqu’il n’est plus, est le premier qui ait osé se faire un jargon bien différent de la langue que parloient autrefois les Hersan, les Marin, les Grenan, les Commire, les Cossart, & les Jouvenci, & que parlent encore quelques professeurs célebres de l’université. Les successeurs du rhéteur dont je parle ne sauroient trop s’éloigner de ses traces. Voyez Latinité, Eloquence, &Rhétorique.

Je sai que le Latin étant une langue morte, dont presque toutes les finesses nous échappent, ceux qui passent aujourd’hui pour écrire le mieux en cette langue, écrivent peut-être fort mal ; mais du moins les vices de leur diction nous échappent aussi ; & combien doit être ridicule une latinité qui nous fait rire ? Certainement un étranger peu versé dans la langue Françoise, s’appercevroit facilement que la diction de Montagne, c’est-à-dire du seizieme siecle, approche plus de celle des bons écrivains du siecle de Louis XIV. que celle de Geoffroy de Villehardouin, qui écrivoit dans le treizieme siecle.

Au reste, quelqu’estime que j’aye pour quelques-uns de nos humanistes modernes, je les plains d’être forcés à se donner tant de peine pour parler fort élégamment une autre langue que la leur. Ils se trompent s’ils s’imaginent en cela avoir le mérite de la difficulté vaincue : il est plus difficile d’écrire & de parler bien sa langue, que de parler & d’écrire bien une langue morte ; la preuve en est frappante. Je vois que les Grecs & les Romains, dans le tems que leur langue étoit vivante, n’ont pas eu plus de bons écrivains que nous n’en avons dans la nôtre ; je vois qu’ils n’ont eu, ainsi que nous, qu’un très-petit nombre d’excellens poëtes, & qu’il en est de même de toutes les nations. Je vois au contraire que le renouvellement des Lettres a produit une quantité prodigieuse de poëtes Latins, que nous avons la bonté d’admirer : d’où peut venir cette différence ? & si Virgile ou Horace revenoient au monde pour juger ces héros modernes du parnasse Latin, ne devrions-nous pas avoir grand’peur pour eux ? Pourquoi, comme l’a remarqué un auteur moderne, telle compagnie, fort estimable d’ailleurs, qui a produit une nuée de versificateurs Latins, n’a-t-elle pas un seul poëte François qu’on puisse lire ? Pourquoi les recueils de vers François qui s’échappent par malheur de nos colléges ont-ils si peu de succès, tandis que plusieurs gens de lettres estiment les vers Latins qui en sortent ? Je dois au reste avoüer ici que l’université de Paris est très-circonspecte & très-reservée sur la versification Françoise, & je ne saurois l’en blâmer ; mais nous en parlerons plus au long à l’article Latinité.

Concluons de ces réflexions, que les compositions Latines sont sujettes à de grands inconvéniens, & qu’on feroit beaucoup mieux d’y substituer des compositions Françoises ; c’est ce qu’on commence à faire dans l’université de Paris : on y tient cependant encore au Latin par préférence, mais enfin on commence à y enseigner le François.