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échappent naturellement à l’auteur sans qu’il s’en appercoive & qu’on s’y attende, & qui sont moins des émanations du sujet, que des saillies de caractere & des élancemens de génie.

Les critiques qui n’en ont pas eu le germe en eux-mêmes, trop foibles pour se former des modeles intellectuels, ont tout rapporté aux modeles existans ; c’est ainsi qu’on a jugé Virgile, Lucain, le Tasse, & Milton, sur les regles tracées d’après Homere : Racine & Corneille sur les regles tracées d’après Euripide & Sophocle. Les premiers ont réuni les suffrages de tous les siecles. On en conclut qu’on ne peut plaire qu’en suivant la route qu’ils ont tenue : mais chacun d’eux a suivi une route différente ; qu’ont fait les critiques ? Ils ont fait, dit l’auteur de la Henriade, comme les Astronomes, qui inventoient tous les jours des cercles imaginaires, & créoient ou anéantissoient un ciel ou deux de crystal à la moindre difficulté. Combien l’esprit didactique, si on vouloit l’en croire, ne retréciroit-il pas la carriere du génie ? « Allez au grand, vous dira un critique supérieur, il n’importe par quelle voie », non qu’il permette de négliger l’étude des modeles anciens dans la composition, ni qu’il la néglige lui-même dans sa critique ; il vous dira avec Horace,

Vos exemplaria graca
Nocturnâ versate manu, versate diurnâ.

Mais avec Horace il vous dira aussi,

O imitatores, servum pecus.

Il ajoûtera, « que votre narration soit claire & noble ; que le tissu de votre poëme n’ait rien de forcé ; que les extrémités & le milieu se répondent ; que les caracteres annoncés se soûtiennent jusqu’au bout. Ecartez de votre action tout détail froid, tout ornement superflu. Intéressez par la suspension des évenemens ou par la surprise qu’ils causent : parlez à l’ame, peignez à l’imagination ; pénétrez-vous pour nous toucher ». Il ne vous dira pas « qu’elle soit importante ou non, pourvû que vos personnages soient illustres ; car Horace n’exclud que la bassesse des personnages, & dans les deux poëmes d’Homere l’action en elle-même n’a rien de grand (le P. le Bossu, l. II. c. xjx.). Que l’action de votre poëme ne dure pas moins de 40 jours, ni plus d’un an ; car celle de l’Iliade dure 40 jours, & l’on peut borner à un an celle de l’Odissée & de l’Enéide ; que celle de vos tragédies soit supposée se passer dans une même enceinte ; car c’est ainsi que Sophocle & Euripide l’ont pratiqué quelquefois. Gardez-vous de faire un poëme sans merveilleux ; car au défaut du merveilleux, le poëme de Lucain n’est pas un poëme épique : mais il vous dira, puisez dans ces modeles & dans la nature l’idée & le sentiment du vrai, du grand, du pathétique, & employez-les suivant l’impulsion de votre génie, & la disposition de vos sujets. Dans la tragédie, l’illusion & l’intérêt, voilà vos regles ; sacrifiez tout le reste à la noblesse du dessein & à la hardiesse du pinceau ; ne méprisez pas les regles tracées d’après les anciens ; car elles renferment des moyens de toucher & de plaire : mais n’en soyez pas esclave ; car elles ne renferment que quelques-uns de ces moyens ; elles sont bonnes, mais elles ne sont pas exclusives. Le Cid n’est point suivant les regles d’Aristote, & n’en est pas moins une très-belle tragédie. Les unités ne sont observées ni dans Machbet ni dans Otello. Les Anglois n’y pleurent & n’y frémissent pas moins ; leur théatre a des grossieretés barbares, mais il a des traits de force & de chaleur qu’une vaine délicatesse & une séverité mal entendue ne nous permettent que d’envier.

Dans le poëme épique, passez-vous du merveil-

leux comme Lucain, si comme lui vous avez de

grands hommes à faire parler & agir. Imitez l’élevation de ce poëte, évitez son enflure, & laissez donner à votre poëme le nom qu’il plaira à ceux qui disputent sur les mots. Faites durer votre action le tems qu’elle a dû naturellement durer ; pourvû qu’elle soit une, pleine, & intéressante, elle finira trop tôt. Fondez la grandeur de vos personnages sur leur caractere, & non sur leurs titres ; un grand nom n’annoblit point une action, comme une action héroïque annoblira le nom le plus obscur. En un mot, touchez comme Euripide, étonnez comme Sophocle, peignez comme Homere, & composez d’après vous. Ces maîtres n’ont point eu de regles, ils n’en ont été que plus grands, & ils n’ont acquis le droit de commander, que parce qu’ils n’ont jamais obéi. Il en est tout autrement en Littérature qu’en Politique, le talent qui a besoin de subir des lois n’en donnera jamais ».

C’est ainsi que le critique supérieur laisse au génie toute sa liberté ; il ne lui demande que de grandes choses, & il l’encourage à les produire. Le critique subalterne l’accoûtume au joug des regles, il n’en exige que l’exactitude, & il n’en tire qu’une obéissance froide & qu’une servile imitation. C’est de cette espece de critique, qu’un auteur que nous ne saurions assez citer en fait de goût, a dit, ils ont laborieusement écrit des volumes sur quelques lignes que l’imagination des poëtes a créées en se jouant.

Qu’on ne soit donc plus surpris, si à mesure que le goût devient plus difficile, l’imagination devient plus timide & plus froide, & si presque tous les grands génies depuis Homere jusqu’à Lucrece, depuis Lucrece jusqu’à Milton & à Corneille, semblent avoir choisi, pour s’élever, les tems où l’ignorance leur laissoit une libre carriere. Nous ne citerons qu’un exemple des avantages de cette liberté. Corneille eût sacrifié la plûpart des beautés de ses pieces, & eût même abandonné quelques-uns de ses plus beaux sujets, tels que celui des Horaces, s’il eût été aussi severe dans sa composition qu’il l’a été dans ses examens ; mais heureusement il composoit d’après lui, & se jugeoit d’après Aristote. Le bon goût, nous dira-t-on, est donc un obstacle au génie ? Non, sans doute ; car le bon goût est un sentiment courageux & mâle qui aime sur-tout les grandes choses, & qui échauffe le génie en même tems qu’il l’éclaire. Le goût qui le gêne & qui l’amollit, est un goût craintif & puérile qui veut tout polir & qui affoiblit tout. L’un veut des ouvrages hardiment conçus, l’autre en veut de scrupuleusement finis ; l’un est le goût du critique supérieur, l’autre est le goût du critique subalterne.

Mais autant que le critique supérieur est au-dessus du critique subalterne, autant celui-ci l’emporte sur le critique ignorant. Ce que celui-ci sait d’un genre, est à son avis tout ce qu’on en peut savoir ; renfermé dans sa sphere, sa vûe est pour lui la mesure des possibles ; dépourvû de modeles & d’objets de comparaison, il rapporte tout à lui même ; par-là tout ce qui est hardi lui paroît hasardé, tout ce qui est grand lui paroît gigantesque. C’est un nain contrefait qui juge d’après ses proportions une statue d’Antinoüs ou d’Hercule. Les derniers de cette derniere classe sont ceux qui attaquent tous les jours ce que nous avons de meilleur, qui louent ce que nous avons de plus mauvais, & qui font, de la noble profession des Lettres, un métier aussi lâche & aussi méprisable qu’eux-mêmes (M. de Voltaire dans les Mensonges imprimés). Cependant comme ce qu’on méprise le plus, n’est pas toûjours ce qu’on aime le moins, on a vû le tems où ils ne manquoient ni de lecteurs ni de Mecenes. Les magistrats eux-mêmes cédant au goût d’un certain public, avoient la foiblesse de laisser à ces brigands de