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cette variété se remarque dans les accens de la prononciation du discours ordinaire. Ces différens tons ou accents dépendent uniquement de l’ouverture[1] plus ou moins grande de la glotte.

En quoi consiste donc la différence qui se trouve entre la parole simple & la voix de chant ?

Les anciens Musiciens ont établi, après Aristoxene (Element. harmon.) 1o. que la voix de chant passe d’un degré d’élevation ou d’abaissement à un autre degré, c’est-à-dire d’un ton à l’autre, par sault, sans parcourir l’intervalle qui les sépare ; au lieu que celle du discours s’éleve & s’abaisse par un mouvement continu : 2o. que la voix de chant se soûtient sur le même ton considéré comme un point indivisible, ce qui n’arrive pas dans la simple prononciation.

Cette marche par saults & avec des repos, est en effet celle de la voix de chant. Mais n’y a-t-il rien de plus dans le chant ? Il y a eu une declamation tragique qui admettoit le passage par sault d’un ton à l’autre, & le repos sur un ton. On remarque la même chose dans certains orateurs. Cependant cette déclamation est encore différente de la voix de chant.

M. Dodart qui joignoit à l’esprit de discussion & de recherche, la plus grande connoissance de la Physique, de l’Anatomie, & du jeu méchanique des parties du corps, avoit particulierement porté son attention sur les organes de la voix. Il observe 1o. que tel homme dont la voix de parole est déplaisante, a le chant très-agréable, ou au contraire : 2o. que si nous n’avons pas entendu chanter quelqu’un, quelque connoissance que nous ayons de sa voix de parole, nous ne le reconnoîtrons pas à sa voix de chant.

M. Dodart, en continuant ses recherches, découvrit que dans la voix de chant il y a de plus que dans celle de la parole, un mouvement de tout le larynx, c’est-à-dire de cette partie de la trachée-artere qui forme comme un nouveau canal qui se termine à la glotte, qui en enveloppe & qui en soûtient les muscles. La différence entre les deux voix vient donc de celle qu’il y a entre le larynx assis & en repos sur ses attaches dans la parole, & ce même larynx suspendu sur ses attaches, en action & mû par un balancement de haut en-bas & de bas en-haut. Ce balancement peut se comparer au mouvement des oiseaux qui planent, ou des poissons qui se soûtiennent à la même place contre le fil de l’eau. Quoique les ailes des uns & les nageoires des autres paroissent immobiles à l’œil, elles font de continuelles vibrations, mais si courtes & si promptes qu’elles sont imperceptibles.

Le balancement du larynx produit dans la voix de chant une espece d’ondulation qui n’est pas dans la simple parole. L’ondulation soûtenue & moderée dans les belles voix, se fait trop sentir dans les voix chevrotantes ou foibles. Cette ondulation ne doit pas se confondre avec les cadences & les roulemens qui se font par des changemens très-prompts & très-délicats de l’ouverture de la glotte, & qui sont composés de l’intervalle d’un ton ou d’un demi-ton.

La voix, soit du chant, soit de la parole, vient toute entiere de la glotte, pour le son & pour le ton ; mais l’ondulation vient entierement du balancement de tout le larynx : elle ne fait point partie de la voix, mais elle en affecte la totalité.

Il résulte de ce qui vient d’être exposé, que la voix de chant consiste dans la marche par sault d’un ton à un autre, dans le sejour sur les tons, & dans

cette ondulation du larynx qui affecte la totalité de la voix & la substance même du son.

Après avoir considéré la voix dans le simple cri, dans la parole, & dans le chant ; il reste à l’examiner par rapport à la déclamation naturelle, qui doit être le modele de la déclamation artificielle, soit théatrale, soit oratoire.

La déclamation est, comme nous l’avons déjà dit, une affection ou modification qui arrive à notre voix lorsque passant d’un état tranquille à un état agité, notre ame est émûe de quelque passion ou de quelque sentiment vif. Ces changemens de la voix sont involontaires, c’est-à-dire qu’ils accompagnent nécessairement les émotions naturelles, & celles que nous venons à nous procurer par l’art, en nous pénétrant d’une situation par la force de l’imagination seule.

La question se réduit donc actuellement à savoir, 1o. si ces changemens de voix expressifs des passions consistent seulement dans les différens degrés d’élévation & d’abbaissement de la voix, & si en passant d’un ton à l’autre, elle marche par une progression successive & continue, comme dans les accens ou intonations prosodiques du discours ordinaire ; ou si elle marche par sauts comme le chant.

2o. S’il seroit possible d’exprimer par des signes ou notes, ces changemens expressifs des passions.

L’opinion commune de ceux qui ont parlé de la déclamation, suppose que ses inflexions sont du genre des intonations musicales, dans lesquelles la voix procede dans des intervalles harmoniques, & qu’il est très-possible de les exprimer par les notes ordinaires de la musique, dont il faudroit tout au plus changer la valeur, mais dont on conserveroit la proportion & le rapport.

C’est le sentiment de l’abbé du Bos, qui a traité cette question avec plus d’étendue que de précision. Il suppose que la déclamation naturelle a des tons fixes, & suit une marche déterminée. Mais si elle consistoit dans des intonations musicales & harmoniques, elle seroit fixée & déterminée par le chant même du récitatif. Cependant l’expérience nous montre que de deux acteurs qui chantent ces mêmes morceaux avec la même justesse, l’un nous laisse froids & tranquilles, tandis que l’autre avec une voix moins belle & moins sonore nous émeut & nous transporte : les exemples n’en sont pas rares. Il est encore à-propos d’observer que la déclamation se marie plus difficilement avec la voix & le chant, qu’avec celle de la parole.

L’on en doit conclure que l’expression dans le chant, est quelque chose de différent du chant même & des intonations harmoniques ; & que sans manquer à ce qui constitue le chant, l’acteur peut ajoûter l’expression ou y manquer.

Il ne faut pas conclure de-là que toute sorte de chant soit également susceptible de toute sorte d’expression. Les acteurs intelligens n’éprouvent que trop qu’il y a des chants très-beaux en eux-mêmes, qu’il est presque impossible de ployer à une déclamation convenable aux paroles.

Nous pouvons encore remarquer que dans la simple déclamation tragique deux acteurs jouent le même morceau d’une maniere différente, & nous affectent également ; le même acteur joue le même morceau différemment avec le même succès, à moins que le caractere propre du personnage ne soit fixé par l’histoire ou dans l’exposition de la piece. Si les inflexions expressives de la déclamation ne sont pas les mêmes que les intonations harmoniques du chant ; si elles ne consistent ni dans l’élévation, ni dans l’abbaissement de la voix, ni dans son renflement & sa diminution, ni dans sa lenteur & sa rapidité, non plus que dans les repos & dans les silen-

  1. Cette ouverture est ovale ; sa longueur est depuis quatre jusqu’à huit lignes ; sa largeur ne va guere qu’à une ligne dans les voix de basse-taille. Plus elle est resserrée, plus les sons deviennent aigus ; & plus elle est ouverte, plus le son est grave & se porte plus loin.