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Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 4.djvu/694

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ces ; enfin si la déclamation ne résulte pas de l’assemblage de toutes ces choses, quoique la plûpart l’accompagnent, il faut donc que cette expression dépende de quelque autre chose, qui affectant le son même de la voix, la met en état d’émouvoir & de transporter notre ame.

Les langues ne sont que des institutions arbitraires, que de vains sons pour ceux qui ne les ont pas apprises. Il n’en est pas ainsi des inflexions expressives des passions, ni des changemens dans la disposition des traits du visage : ces signes peuvent être plus ou moins forts, plus ou moins marqués ; mais ils forment une langue universelle pour toutes les nations. L’intelligence en est dans le cœur, dans l’organisation de tous les hommes. Les mêmes signes du sentiment, de la passion, ont souvent des nuances distinctives qui marquent des affections différentes ou opposées. On ne s’y méprend point, on distingue les larmes que la joie fait répandre, de celles qui sont arrachées par la douleur.

Si nous ne connoissons pas encore la nature de cette modification expressive des passions qui constitue la déclamation, son existence n’en est pas moins constante. Peut-être en découvrira-t-on le méchanisme.

Avant M. Dodart on n’avoit jamais pensé au mouvement du larynx dans le chant, à cette ondulation du corps même de la voix. La découverte que M. Ferrein a faite depuis des rubans membraneux dans la production du son & des tons, fait voir qu’il reste des choses à trouver sur les sujets qui semblent épuisés. Sans sortir de la question présente, y a-t-il un fait plus sensible, & dont le principe soit moins connu, que la différence de la voix d’un homme & de celle d’un autre ; différence si frappante, qu’il est aussi facile de les distinguer que les physionomies ?

L’examen dans lequel je suis entré fait assez voir que la déclamation est une modification de la voix distincte du son simple, de la parole & du chant, & que ces différentes modifications se réunissent sans s’altérer. Il reste à examiner s’il seroit possible d’exprimer par des signes ou notes ces inflexions expressives des passions.

Quand on supposeroit avec l’abbé du Bos que ces inflexions consistent dans les différens degrés d’élévation & d’abbaissement de la voix, dans son renflement & sa diminution, dans sa rapidité & sa lenteur, enfin dans les repos placés entre les membres des phrases, on ne pourroit pas encore se servir des notes musicales.

La facilité qu’on a trouvé à noter le chant, vient de ce qu’entre toutes les divisions de l’octave on s’est borné à six tons fixes & déterminés, ou douze semi-tons, qui en parcourant plusieurs octaves, se répetent toûjours dans le même rapport malgré leurs combinaisons infinies. [M. Burette a montré que les anciens employoient pour marquer les tons du chant jusqu’à 1620 caracteres, auxquels Gui d’Arezzo a substitué un très-petit nombre de notes qui par leur seule position sur une espece d’échelle, deviennent susceptibles d’une infinité de combinaisons. Il seroit encore très-possible de substituer à la méthode d’aujourd’hui une méthode plus simple, si le préjugé d’un ancien usage pouvoit céder à la raison. Ce seroient des musiciens qui auroient le plus de peine à l’admettre, & peut-être à la comprendre.] Mais il n’y a rien de pareil dans la voix du discours, soit tranquille, soit passionné. Elle marche continuellement dans des intervalles incommensurables, & presque toûjours hors des modes harmoniques : car je ne prétens pas qu’il ne puisse quelquefois se trouver dans une déclamation chantante & vicieuse, & peut-être même dans le discours ordinaire, quelques inflexions qui seroient des tons harmoniques ; mais ce sont des

inflexions rares, qui ne rendroient pas la continuité du discours susceptible d’être noté.

L’abbé du Bos dit avoir consulté des musiciens, qui l’ont assûré que rien n’étoit plus facile que d’exprimer les inflexions de la déclamation avec les notes actuelles de la musique ; qu’il suffiroit de leur donner la moitié de la valeur qu’elles ont dans le chant, & de faire la même réduction à l’égard des mesures. Je crois que l’abbé du Bos & ces musiciens n’avoient pas une idée nette & précise de la question. 1°. Il y a plusieurs tons qui ne peuvent être coupés en deux parties égales. 2°. On doit faire une grande distinction entre des changemens d’inflexions sensibles, & des changemens appréciables. Tout ce qui est sensible n’est pas appréciable, & il n’y a que les tons fixes & déterminés qui puissent avoir leurs signes : tels sont les tons harmoniques ; telle est à l’égard du son simple l’articulation de la parole.

Lorsque je communiquai mon idée à l’académie, M. Freret l’appuya d’un fait qui mérite d’être remarqué. Arcadio Hoangh, chinois de naissance & très instruit de sa langue, étant à Paris, un habile musicien qui sentit que cette langue est chantante, parce qu’elle est remplie de monosyllabes dont les accens sont très-marqués pour en varier & déterminer la signification, examina ces intonations en les comparant au son fixe d’un instrument. Cependant il ne put jamais venir à-bout de déterminer le degré d’élévation ou d’abbaissement des inflexions chinoises. Les plus petites divisions du ton, telles que l’eptaméride de M. Sauveur, ou la différence de la quinte juste à la quinte tempérée pour l’accord du clavecin, étoient encore trop grandes, quoique cette eptaméride soit la 49e partie du ton, & la 7e du comma : de plus, la quantité des intonations chinoises varioit presque à chaque fois que Hoangh les répétoit ; ce qui prouve qu’il peut y avoir encore une latitude sensible entre des inflexions très-délicates, & qui cependant sont assez distinctes pour exprimer des idées différentes.

S’il n’est pas possible de trouver dans la proportion harmonique des subdivisions capables d’exprimer les intonations d’une langue, telle que la chinoise qui nous paroît très-chantante, où trouveroit-on des subdivisions pour une langue presque monotone comme la nôtre ?

La comparaison qu’on fait des prétendues notes de la déclamation avec celles de la chorégraphie d’aujourd’hui, n’a aucune exactitude, & appuie même mon sentiment. Toutes nos danses sont composées d’un nombre de pas assez bornés, qui ont chacun leur nom, & dont la nature est déterminée. Les notes chorégraphiques montrent au danseur quels pas il doit faire, & quelle ligne il doit décrire sur le terrein ; mais c’est la moindre partie du danseur : ces notes ne lui apprendront jamais à faire les pas avec grace, à regler les mòuvemens du corps, des bras, de la tête, en un mot toutes les attitudes convenables à sa taille, à sa figure, & au caractere de sa danse.

Les notes déclamatoires n’auroient pas même l’utilité médiocre qu’ont les notes chorégraphiques. Quand on accorderoit que les tons de la déclamation seroient déterminés, & qu’ils pourroient être exprimés par des signes ; ces signes formeroient un dictionnaire si étendu, qu’il exigeroit une étude de plusieurs années. La déclamation deviendroit un art encore plus difficile que la musique des anciens, qui avoit 1620 notes. Aussi Platon veut-il que les jeunes gens, qui ne doivent pas faire leur profession de la musique, n’y sacrifient que trois ans.

Enfin cet art, s’il étoit possible, ne serviroit qu’à former des acteurs froids, qui par l’affectation & une attention servile défigureroient l’expression que le