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judaïques ; mais d’un autre côté, un système qui renverse toutes les antiquités & les chronologies des peuples est-il resté sans replique ? Non, sans doute ; il a trouvé un grand nombre d’opposans. Quoique ce soit un des lieux communs des preuves du déluge, il n’a été adopté d’aucun chronologiste, & chacun d’eux n’en a pas moins assigné des époques diverses & distinctes à chacun de ces déluges, & il ne faut pas se hâter de les condamner. Ce système, si favorable à l’universalité du déluge par l’analogie frappante & singuliere des détails des auteurs profanes avec ceux de l’auteur sacré, est extrèmement défavorable d’ailleurs ; & loin d’en conclure que le déluge mosaïque a été universel, & n’a laissé qu’une seule famille de tout le genre humain, on pourroit au contraire juger par les anecdotes particulieres & propres aux contrées où ces traditions dispersées se sont conservées, qu’il est évident qu’en toutes il est resté quelques-uns des anciens témoins & des anciens habitans, qui après en être échapés, ont transmis à leur postérité ce qui étoit arrivé en leur pays à telle & telle riviere, à telle & telle montagne, & à telle ou telle mer ; car Noé réclu & enfermé dans une arche, errant au gré des vents sur les sommets de l’Arménie, pouvoit-il être instruit de ce qui se passoit alors aux quatre coins du monde. Les Thessaliens, par exemple, disoient qu’au tems du déluge, le fleuve Penée enflé considérablement par les pluies, avoit franchi les bornes de son lit & de sa vallée, avoit séparé le mont Ossa du mont Olympe qui lui étoit auparavant uni & continu, & que c’étoit par cette fracture que les eaux s’étoient écoulées dans la mer. Hérodote qui, bien des siecles après, alla vérifier la tradition sur les lieux, jugea par l’aspect des côteaux & par la position des escarpemens, que rien n’étoit plus vraissemblable & mieux fondé.


» On avoit de même conservé en Bœotie la mémoire des effets du déluge sur cette contrée. Le fleuve Colpias s’étoit prodigieusement accru ; son lit & sa vallée étant comblés, il avoit rompu les sommets qui le contenoient à l’endroit du mont Ptoüs, & ses eaux s’étoient écoulées par cette nouvelle issue. Le curieux Wheler qui, dans son voyage de la Grece eut occasion d’examiner le terrein, vérifia la tradition historique sur les monumens naturels qui en sont restés, & il convient que le fait est certainement arrivé de la sorte.


» Le dégorgement du Pont-Euxin dans l’Archipel & dans la Méditerranée avoit aussi laissé chez les Grecs & chez les peuples de l’Asie mineure une infinité de circonstances propres aux seuls lieux où il avoit causé des ravages ; & le fameux M. de Tournefort a de même reconnu tous les lieux & les endroits où l’effort des eaux du Pont-Euxin débordé s’étoit alternativement porté d’une rive à l’autre, dans toute la longueur du détroit de Constantinople. Le détail qu’il en donne & la description qu’il fait des prodigieux escarpemens que cette subite & violente irruption y a produits autrefois, en tranchant la masse & le solide de ce continent, est un des morceaux des plus intéressans de son voyage, & des plus instructifs pour les physiciens & autres historiens de la nature. On ne rapportera pas d’autres exemples que ceux-là (quoiqu’il y en ait un plus grand nombre, soit en Europe, soit en Asie, soit en Amérique même), de ces détails propres & particuliers aux contrées où les traditions d’un déluge sont restées, & qui, prouvant ce semble d’une maniere évidente qu’en chacune de ces contrées il y a eu des témoins qui y ont survêcu, seroient par conséquent très-contraires au texte formel de la Genese sur l’universalité du déluge.-

Mais tous ces déluges nationaux sont, dit-on toûjours, de la même date que celui des Hébreux. Quelque favorables que soient les observations qui précedent, aux chronologistes qui n’ont point voulu confondre tous les déluges nationaux avec le nôtre, la preuve qui naît de l’analogie qu’ils ont d’ailleurs avec lui est si forte, qu’elle doit nous engager à les réunir ; & elle est si convenable & si conforme au texte qui parle de l’universalité, que tout bon chrétien doit tenter de résoudre les objections qui s’y opposent ; ce qui n’est pas aussi difficile que l’on pense peut-être, du moins relativement aux observations particulieres aux peuples & aux contrées. Les traditions qui nous parlent des effets du déluge sur la Thessalie, la Bœotie, & sur les contrées de la Thrace & de l’Asie mineure, sont appuyées de monumens naturels si authentiques, que l’on ne peut douter, après les observations des voyageurs qui les ont examinés en historiens & en physiciens, que les effets de ces déluges n’ayent été tels que les traditions du pays le portent. Or ces effets, c’est-à-dire ces furieuses & épouvantables dégradations qui se remarquent dans ces contrées sur les montagnes & les continens qui ont autrefois été tranchés par les débordemens extraordinaires du Pénée, du Colpias, & du Pont-Euxin, sont-ils uniques sur la terre & propres seulement à ces contrées ? N’est-ce, par exemple, que dans le détroit de Constantinople que se remarquent ces côtes roides, escarpées & déchirées, toûjours & constamment opposées à la chûte des eaux des contrées supérieures & placées dans les angles alternatifs & correspondans que forme ce détroit ? Et n’est-ce enfin que dans ce seul détroit que l’on trouve ces angles alternatifs, & qui se correspondent avec une si parfaite régularité ? La physique est instruite aujourd’hui du contraire. Cette admirable disposition des détroits, des vallées & des montagnes, est propre à tous les lieux de la terre sans aucune exception. C’est même un problème des plus intéressans & des plus nouveaux que les observateurs de ce siecle se soient proposés, & dont ils cherchent encore la solution. Or ne se présente-t-elle pas ici d’elle-même ? Ces positions & ces escarpemens régulierement distribués, les uns à l’égard des autres, dans le cours de toutes les vallées de la terre, sont semblables en tout aux dispositions qui se voyent dans le détroit de Constantinople & dans les vallées du Pénée & du Colpias. Elles ont donc la même origine ; elles sont donc les monumens du même fait, mais ces monumens sont universels ; il est donc constant que le fait a été universel ; c’est-à-dire, il est donc vrai, ainsi que dit la Genese, que l’éruption des sources & la chûte des pluies ayant été générales, les torrens & les inondations qui en ont été les suites, ont parcouru la surface entiere de la terre, ce qu’il nous falloit prouver. A cette solution se présentent deux objections : 1°. les physiciens ne conviennent point encore que ces angles alternatifs & tous ces escarpemens qui se voyent dans nos vallées soient les effets du déluge ; il les regardent au contraire comme les monumens du séjour des mers, & non comme ceux d’une inondation passagere. 2°. Toute favorable que cette solution paroisse, on sent encore néanmoins qu’il faut toûjours qu’il soit resté des témoins en différentes contrées de la terre, puisque les anecdotes physiques qui font la base de notre solution ont été conservées en plusieurs contrées particulieres. Le déluge, à la vérité, aura été universel, mais on ne pourra point dire de même que la destruction de l’espece humaine ait été universelle. Nous répondrons à la premiere objection au troisieme ar-