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créa chevalier, comte Palatin, & joignit à ces titres une pension viagere fort considérable. Les poëtes célébrerent à l’envi ses talens. Le Giorgion mort jeune, le débarrassa d’un rival : son opulence le mit en état de vivre avec les grands, & de les recevoir à sa table avec splendeur ; son caractere doux & obligeant lui procura des amis sinceres ; son humeur gaie & enjouée écarta de son ame les chagrins & les soucis ; son mérite le rendit respectable à tout le monde ; & sa santé qu’il a conservée jusqu’à 99 ans, sema de fleurs tous les instans de sa vie ; en un mot, s’il étoit permis de juger du bonheur de quelqu’un par les apparences trompeuses du dehors, on pourroit, ce me semble, mettre le Titien au nombre de ces hommes rares, dont les jours ont été heureux.

On rapporte que sur la fin de sa carriere, sa vûe s’étant affoiblie, il vouloit retoucher ses premiers tableaux, qu’il ne croyoit pas d’un coloris assez vigoureux ; mais ses éleves mirent dans ses couleurs de l’huile d’olive qui ne seche point, & effaçoient son nouveau travail pendant son absence. C’est ainsi qu’ils nous ont conservé plusieurs chefs-d’œuvre du Titien.

Les églises de Venise sont toutes embellies de ses productions. On y voit les morceaux précieux de la présentation de la Sainte Vierge, un S. Marc admirable, le martyre de S. Laurent, de S. Paul, & tant d’autres. Mais son tableau le plus connu & le plus vanté, est celui qui représente S. Pierre martyr, religieux Dominiquain, massacré par les Vaudois ; il est non-seulement précieux par la richesse des couleurs locales, mais plus encore parce que l’action de ce tableau est intéressante, & que le Titien l’a traité avec plus de vraissemblance, & avec une expression de passions plus étudiée que celle de ses autres ouvrages. Enfin si les peintres de l’école de Rome & de Florence ont surpassé le Titien en vivacité de génie & par le goût du dessein, personne au moins ne lui dispute l’excellence du coloris.

Giorgion, (Georges) né dans le Trévisan en 1478, mort en 1511. Malgré son goût & ses talens pour la Musique, la Peinture eut encore pour lui plus d’attraits, il s’y livra tout entier, & surpassa bientôt Jean Bellin son maître : l’étude que le Giorgion fit des ouvrages de Leonard de Vinci, & surtout l’étude de la nature qu’il n’a jamais perdu de vûe, acheva de le perfectionner ; mais une maîtresse qu’il chérissoit & qui lui devint infidele, fut la cause de sa mort qui l’enleva à l’âge de 33 ans, au milieu de sa gloire & de sa réputation. Il comptoit déja parmi ses disciples Pordenon, Sebastien del Piombo, & Jean d’Udine, trois peintres célebres.

Il entendoit parfaitement le clair-obscur, & cet art si difficile de mettre toutes les parties dans une parfaite harmonie. Son goût de dessein est délicat, & a quelque chose de l’école Romaine ; ses carnations sont peintes d’une grande vérité. Il n’y employoit que quatre couleurs capitales, dont le judicieux mêlange faisoit toute la différence des âges & des sexes ; il donnoit beaucoup de rondeur à ses figures ; ses portraits sont vivans, ses paysages sont d’un goût exquis.

Il a fait un très-petit nombre de tableaux de chevalet, ce qui les rend d’autant plus précieux. Le roi & M. le duc d’Orléans possedent quelques morceaux de ce célebre artiste, qui suffiroient seuls à sa gloire. En un mot par le peu d’ouvrages qu’on connoît de cet excellent maître, on voit que dans l’espace d’une courte vie, il a porté la peinture à un degré surprenant de perfection ; personne encore n’a pû l’atteindre pour la force & la fierté du coloris.

Sebastien del Piombo, aussi connu sous le nom

de Sebastien de Venise, & de Fra-Bastien. Il naquit à Venise en 1485, & mourut en 1527. Sébastien reçut les principes de la peinture du Giorgion, duquel il prit le bon goût de couleur qu’il n’a jamais quitté. Sa réputation naissante le fit appeller à Rome, où il s’attacha à Michel-Ange, qui lui montra par reconnoissance les secrets de son art. Alors soûtenu par un si grand maître, il sembla vouloir disputer le prix de la peinture à Raphaël même ; mais il s’en falloit infiniment qu’il eût ni le génie ni le goût de dessein du rival avec lequel il osoit se compromettre.

Le tableau de la résurrection de Lazare, dont on peut suivant les apparences, attribuer l’invention & le dessein sur la toile, au grand Michel-Ange, & que Sébastien ne fit peut-être que peindre pour l’opposer au tableau de la transfiguration, est un ouvrage précieux à plusieurs égards, & certainement admirable pour le grand goût de couleur ; cependant il ne prévalut point sur celui de Raphaël : la cabale de Michel-Ange ne fit que suspendre pendant quelque tems les suffrages. Mais voici un fait singulier qui a résulté du défi de Fra-Bastien : son tableau de la résurrection du Lazare, qui devoit naturellement rester sur les lieux, a passé en France, il est actuellement au palais royal ; & le tableau de la transfiguration que Raphaël avoit fait pour François I. n’est pas sorti de Rome ; l’Italie jalouse de se conserver ce trésor de peinture, n’a jamais voulu s’en désaisir.

Del Piombo travailloit bien, mais difficilement, & son irrésolution lui fit commencer plusieurs ouvrages qu’il n’a pû terminer. Cependant les peintures de la premiere chapelle à droite de l’église de S. Pierre in montorio, lui ont acquis un honneur singulier : il employoit quelquefois le marbre, & autres pierres semblables, pour faire servir leurs couleurs naturelles de fond à ses tableaux. Il est le premier qui ait peint à l’huile sur les murailles ; & comme il avoit beaucoup de génie, il inventa un composé de poix, de mastic & de chaux vive, afin d’empêcher les couleurs de s’altérer.

Les desseins de ce célebre maître travaillés à la pierre noire, sont dans le goût de ceux de Michel-Ange.

Bordone, (Paris) né sur la fin du XV. siecle, de parens nobles, à Trévise ville d’Italie, mon à Venise âgé de 75 ans. Le Titien & le Giorgion lui montrerent les secrets de leur art. Il vint à Paris sous le regne de François I. en 1538, & eut l’honneur de peindre ce monarque. Il ne dédaigna point pendant son séjour en France d’exercer son pinceau à tirer le portrait de quelques seigneurs & dames de la premiere qualité, qui lui demanderent cette distinction. Au retour de ses voyages, il se fixa à Venise, où ses richesses, son amour pour les belles-lettres, son goût pour la Musique, & ses talens pour la Peinture, lui firent mener une vie délicieuse. Il fit aussi quelques ouvrages pittoresques pour sa réputation. Le plus considérable de tous est celui où il représenta l’avanture prétendue du pêcheur de Venise.

Bassan, (Jacques du Pont, connu sous le nom de) né en 1510 à Bassano, est mort à Venise en 1592. Le lieu où il prit naissance, lui donna son nom. Les ouvrages des grands maîtres, & surtout l’étude de la nature, développerent ses talens. Il ne les tourna pas avec gloire au genre héroïque ni historique ; mais il excella dans la représentation des plantes, des animaux ; dans le paysage & autres sujets semblables naturels & artificiels. Il emprunta du Titien & du Giorgion la beauté du coloris, & il y joignit une grande connoissance du clair-obscur. Il a traité avec le même succès beaucoup de sujets