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trie favorisés aux dépens des inétiers utiles & pénibles ; l’agriculture sacrifiée au commerce ; le publicain rendu nécessaire par la mauvaise administration des deniers de l’état ; enfin la vénalité poussée à tel excès, que la considération se compte avec les pistoles, & que les vertus mêmes se vendent à prix d’argent : telles sont les causes les plus sensibles de l’opulence & de la misere, de l’intérêt particulier substitué à l’intérêt public, de la haine mutuelle des citoyens, de leur indifférence pour la cause commune, de la corruption du peuple, & de l’affoiblissement de tous les ressorts du gouvernement. Tels sont par conséquent les maux qu’on guérit difficilement quand ils se font sentir, mais qu’une sage administration doit prévenir, pour maintenir avec les bonnes mœurs le respect pour les lois, l’amour de la patrie, & la vigueur de la volonté générale.

Mais toutes ces précautions seront insuffisantes, si l’on ne s’y prend de plus loin encore. Je finis cette partie de l’économie publique, par où j’aurois dû la commencer. La patrie ne peut subsister sans la liberté, ni la liberté sans la vertu, ni la vertu sans les citoyens : vous aurez tout si vous formez des citoyens ; sans cela vous n’aurez que de méchans esclaves, à commencer par les chefs de l’état. Or former des citoyens n’est pas l’affaire d’un jour ; & pour les avoir hommes, il faut les instruire enfans. Qu’on me dise que quiconque a des hommes à gouverner, ne doit pas chercher hors de leur nature une perfection dont ils ne sont pas susceptibles ; qu’il ne doit pas vouloir détruire en eux les passions, & que l’exécution d’un pareil projet ne seroit pas plus desirable que possible. Je conviendrai d’autant mieux de tout cela, qu’un homme qui n’auroit point de passions seroit certainement un fort mauvais citoyen : mais il faut convenir aussi que si l’on n’apprend point aux hommes à n’aimer rien, il n’est pas impossible de leur apprendre à aimer un objet plûtôt qu’un autre, & ce qui est véritablement beau, plûtôt que ce qui est difforme. Si, par exemple, on les exerce assez-tôt à ne jamais regarder leur individu que par ses relations avec le corps de l’Etat, & à n’appercevoir, pour ainsi dire, leur propre existence que comme une partie de la sienne, ils pourront parvenir enfin à s’identifier en quelque sorte avec ce plus grand tout, à se sentir membres de la patrie, à l’armer de ce sentiment exquis que tout homme isolé n’a que pour soi-même, à élever perpétuellement leur ame à ce grand objet, & à transformer ainsi en une vertu sublime, cette disposition dangereuse d’où naissent tous nos vices. Non-seulement la Philosophie démontre la possibilité de ces nouvelles directions, mais l’Histoire en fournit mille exemples éclatans : s’ils sont si rares parmi nous, c’est que personne ne se soucie qu’il y ait des citoyens, & qu’on s’avise encore moins de s’y prendre assez-tôt pour les former. Il n’est plus tems de changer nos inclinations naturelles quand elles ont pris leur cours, & que l’habitude s’est jointe à l’amour propre ; il n’est plus tems de nous tirer hors de nous-mêmes, quand une fins le moi humain concentré dans nos cœurs y a acquis cette méprisable activité qui absorbe toute vertu & fait la vie des petites ames. Comment l’amour de la patrie pourroit-il germer au milieu de tant d’autres passions qui l’étoussent ? & que reste-t-il pour les concitoyens d’un cœur déjà partagé entre l’avarice, une maîtresse, & la vanité ?

C’est du premier moment de la vie, qu’il faut apprendre à mériter de vivre ; & comme on participe en naissant aux droits des citoyens, l’instant de notre naissance doit être le commencement de l’exercice de nos devoirs. S’il y a des lois pour l’âge mûr, il doit y en avoir pour l’enfance, qui enseignent à obéir aux autres ; & comme on ne laisse pas la rai-

son de chaque homme unique arbitre de ses devoirs,

on doit d’autant moins abandonner aux lumieres & aux préjugés des peres l’éducation de leurs enfans, qu’elle importe à l’état encore plus qu’aux peres ; car selon le cours de nature, la mort du pere lui dérobe souvent les derniers fruits de cette éducation, mais la patrie en sent tôt ou tard les effets ; l’état demeure, & la famille se dissout. Que si l’autorité publique en prenant la place des peres, & se chargeant de cette importante fonction, acquiert leurs droits en remplissant leurs devoirs, ils ont d’au tant moins sujet de s’en plaindre, qu’à cet égard ils ne font proprement que changer de nom, & qu’ils auront en commun, sous le nom de citoyens, la même autorité sur leurs enfans qu’ils exerçoient séparément sous le nom de peres, & n’en seront pas moins obéis en parlant au nom de la loi, qu’ils l’étoient en parlant au nom de la nature. L’éducation publique sous des regles prescrites par le gouvernement, & sous des magistrats établis par le souverain, est donc une des maximes fondamentales du gouvernement populaire ou légitime. Si les enfans sont élevés en commun dans le sein de l’égalité, s’ils sont imbus des lois de l’état & des maximes de la volonté générale, s’ils sont instruits à les respecter par-dessus toutes choses, s’ils sont environnés d’exemples & d’objets qui leur parlent sans cesse de la tendre mere qui les nourrit, de l’amour qu’elle a pour eux, des biens inestimables qu’ils reçoivent d’elle, & du retour qu’ils lui doivent, ne doutons pas qu’ils n’apprennent ainsi à se chérir mutuellement comme des freres, à ne vouloir jamais que ce que veut la société, à substituer des actions d’hommes & de citoyens au stérile & vain babil des sophistes, & à dovenir un jour les défenseurs & les peres de la patrie dont ils auront été si long-tems les enfans.

Je ne parlerai point des magistrats destinés à présider à cette éducation, qui certainement est la plus importante affaire de l’état. On sent que si de telles marques de la confiance publique étoient légerement accordées, si cette fonction sublime n’étoit pour ceux qui auroient dignement rempli toutes les autres le prix de leurs travaux, l’honorable & doux repos de leur vieillesse, & le comble de tous les honneurs, toute l’entreprise seroit inutile & l’éducation sans succès ; car par-tout où la leçon n’est pas soûtenue par l’autorité, & le précepte par l’exemple, l’instruction demeure sans fruit, & la vertu même perd son crédit dans la bouche de celui qui ne la pratique pas. Mais que des guerriers illustres courbés sous le faix de leurs lauriers prêchent le courage ; que des magistrats integres, blanchis dans la pourpre & sur les tribunaux, enseignent la justice ; les uns & les autres se formeront ainsi de vertueux successeurs, & transmettront d’âge en âge aux générations suivantes, l’expérience & les talens des chefs, le courage & la vertu des citoyens, & l’émulation commune à tous de vivre & mourir pour la patrie.

Je ne sache que trois peuples qui ayent autrefois pratiqué l’éducation publique ; savoir, les Crétois, les Lacédemoniens, & les anciens Perses : chez tous les trois elle eut le plus grand succès, & fit des prodiges chez les deux derniers. Quand le monde s’est trouvé divisé en nations trop grandes pour pouvoir être bien gouvernées, ce moyen n’a plus été praticable ; & d’autres raisons que le lecteur peut voir aisément, ont encore empêché qu’il n’ait été tenté chez aucun peuple moderne. C’est une chose très remarquable que les Romains ayent pû s’en passer ; mais Rome fut durant cinq cents ans un miracle continuel, que le monde ne doit plus espérer de revoir. La vertu des Romains engendrée par l’horreur de la tyrannie & des crimes des tyrans, & par l’amour inné de la patrie, fit de toutes leurs maisons autant