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rapport à l’esprit, beaucoup plus de soins qu’on ne leur en donne communément, ensorte qu’il est souvent bien difficile dans la suite d’effacer les mauvaises impressions qu’un jeune homme a reçues par les discours & les exemples des personnes peu sensées & peu éclairées, qui étoient auprès de lui dans ces premieres années.

Dès qu’un enfant fait connoître par ses regards & par ses gestes qu’il entend ce qu’on lui dit, il devroit être regardé comme un sujet propre à être soûmis à la jurisdiction de l’éducation, qui a pour objet de former l’esprit, & d’en écarter tout ce qui peut l’égarer. Il seroit à souhaiter qu’il ne fût approché que par des personnes sensées, & qu’il ne pût voir ni entendre rien que de bien. Les premiers acquiescemens sensibles de notre esprit, ou pour parler comme tout le monde, les premieres connoissances ou les premieres idées qui se forment en nous pendant les premieres années de notre vie, sont autant de modeles qu’il est difficile de réformer, & qui nous servent ensuite de regle dans l’usage que nous faisons de notre raison : ainsi il importe extrèmement à un jeune homme, que dès qu’il commence à juger, il n’acquiesce qu’à ce qui est vrai, c’est-à-dire qu’à ce qui est. Ainsi loin de lui toutes les histoires fabuleuses, tous ces contes puériles de Fées, de loup-garou, de juif errant, d’esprits folets, de revenans, de sorciers, & de sortileges, tous ces faiseurs d’horoscopes, ces diseurs & diseuses de bonne aventure, ces interpretes de songes, & tant d’autres pratiques superstitieuses qui ne servent qu’à égarer la raison des enfans, à effrayer leur imagination, & souvent même à leur faire regretter d’être venus au monde.

Les personnes qui s’amusent à faire peur aux enfans, sont très-repréhensibles. Il est souvent arrivé que les foibles organes du cerveau des enfans, en ont été dérangés pour le reste de la vie, outre que leur esprit se remplit de préjugés ridicules, &c. Plus ces idées chimériques sont extraordinaires, & plus elles se gravent profondément dans le cerveau.

On ne doit pas moins blâmer ceux qui se font un amusement de tromper les enfans, de les induire en erreur, de leur en faire accroire, & qui s’en applaudissent au lieu d’en avoir honte : c’est le jeune homme qui fait alors le beau rôle ; il ne sait pas encore qu’il y a des personnes qui ont l’ame assez basse pour parler contre leur pensée, & qui assûrent d’insignes faussetés du même ton dont les honnêres gens disent les vérités les plus certaines ; il n’a pas encore appris à se défier ; il se livre à vous, & vous le trompez : toutes ces idées fausses deviennent autant d’idées exemplaires, qui égarent la raison des enfans. Je voudrois qu’au lieu d’apprivoiser ainsi l’esprit des jeunes gens avec la séduction & le mensonge, on ne leur dît jamais que la vérité.

On devroit leur faire connoître la pratique des arts, même des arts les plus communs ; ils tireroient dans la suite de grands avantages de ces connoissances. Un ancien se plaint que lorsque les jeunes gens sortent des écoles, & qu’ils ont à vivre avec d’autres hommes, ils se croyent transportés en un nouveau monde : ut cum in forum venerint, existiment se in alium terrarum orbem delatos. Qu’il est dangereux de laisser les jeunes gens de l’un & de l’autre sexe acquérir eux-mêmes de l’expérience à leurs dépens, de leur laisser ignorer qu’il y a des séducteurs & des fourbes, jusqu’à ce qu’ils ayent été séduits & trompés ! La lecture de l’histoire fourniroit un grand nombre d’exemples, qui donneroient lieu à des leçons très-utiles.

On devroit aussi faire voir de bonne heure aux jeunes gens les expériences de Physique.

On trouveroit dans la description de plusieurs ma-

chines d’usage, une ample moisson de faits amusans & instructifs, capables d’exciter la curiosité des jeunes gens ; tels sont les divers phosphores, la pierre de Boulogne, la poudre inflammable, les effets de la pierre d’aimant & ceux de l’électricité, ceux de la raréfaction & de la pesanteur de l’air, &c. Il ne faut d’abord que bien faire connoître les instrumens, & faire voir les effets qui résultent de leur combinaison & de leur jeu. Voyez-vous cette espece de boule de cuivre (l’éolipile) ? elle est vuide en-dedans, il n’y a que de l’air ; remarquez ce petit tuyau qui y est attaché & qui répond au-dedans, il est percé à l’extrémité ; comment feriez-vous pour remplir d’eau cette boule, & pour l’en vuider après qu’elle en auroit été remplie ? je vais la faire remplir d’elle-même, après quoi j’en ferai sortir un jet-d’eau. On ne montre d’abord que les faits, & l’on differe pour un âge plus avancé à leur en donner les explications les plus vraissemblables que les Philosophes ont imaginées. En combien d’inconvéniens des hommes qui d’ailleurs avoient du mérite, ne sont-ils pas tombés, pour avoir ignoré ces petits mysteres de la Nature !

Je vais ajouter quelques réflexions, dont je sais que les maîtres qui ont du zele & du discernement pourront faire un grand usage pour bien conduire l’esprit de leurs jeunes éleves.

On sait bien que les enfans ne sont pas en état de saisir les raisonnemens combinés ou les assertions, qui sont le résultat de profondes méditations ; ainsi il seroit ridicule de les entretenir de ce que les Philosophes disent sur l’origine de nos connoissances, sur la dépendance, la liaison, la subordination & l’ordre des idées, sur les fausses suppositions, sur le dénombrement imparfait, sur la précipitation, enfin sur toutes les sortes de sophismes : mais je voudrois que les personnes que l’on met auprès des enfans, fussent suffisamment instruites sur tous ces points, & que lorsqu’un enfant, par exemple, dans ses réponses ou dans ses propos, suppose ce qui est en question, je voudrois, dis-je, que le maître sût que son disciple tombe dans une pétition de principe, mais que sans se servir de cette expression scientifique, il fît sentir au jeune éleve que sa réponse est défectueuse, parce que c’est la même chose que ce qu’on lui demande. Avoüez votre ignorance ; dites, je ne sais pas, plûtôt que de faire une réponse qui n’apprend rien ; c’est comme si vous disiez que le sucre est doux parce qu’il a de la douceur, est-ce dire autre chose sinon qu’il est doux parce qu’il est doux ?

Je voudrois bien que parmi les personnes qui se trouvent destinées par état à l’éducation de la jeunesse, il se trouvât quelque maître judicieux qui nous donnât la logique des enfans en forme de dialogues à l’usage des maîtres. On pourroit faire entrer dans cet ouvrage un grand nombre d’exemples, qui disposeroient insensiblement aux préceptes & aux regles. J’aurois voulu rapporter ici quelques-uns de ces exemples, mais j’ai craint qu’ils ne parussent trop puérils.

Nous avons déjà remarqué, d’après Horace, qu’il n’y a parmi les jeunes gens que ceux qui ont l’esprit souple, qui puissent profiter des soins de l’éducation de l’esprit. Mais qu’est-ce que d’avoir l’esprit souple ? c’est être en état de bien écouter & de bien répondre ; c’est entendre ce qu’on nous dit, précisément dans le sens qui est dans l’esprit de celui qui nous parle, & répondre relativement à ce sens.

Si vous avez à instruire un jeune homme qui ait le bonheur d’avoir cet esprit souple, vous devez sur-tout avoir grande attention de ne lui rien dire de nouveau qui ne puisse se lier avec ce que l’usage de la vie peut déjà lui avoir appris.

Le grand secret de la didactique, c’est-à-dire de l’art d’enseigner, c’est d’être en état de démêler la