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Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 5.djvu/419

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subordination des connoissances. Avant que de parler de dixaines, sachez si votre jeune homme a idée d’un ; avant que de lui parler d’armée, montrez-lui un soldat, & apprenez-lui ce que c’est qu’un capitaine, & quand son imagination se représentera cet assemblage de soldats & d’officiers, parlez-lui du général.

Quand nous venons au monde, nous vivons, mais nous ne sommes pas d’abord en état de faire cette réflexion, je suis, je vis, & encore moins celle-ci, je sens, donc j’existe. Nous n’avons pas encore vû assez d’êtres particuliers, pour avoir l’idée abstraite d’exister & d’existence. Nous naissons avec la faculté de concevoir & de réflechir ; mais on ne peut pas dire raisonnablement que nous ayons alors telle ou telle connoissance particuliere, ni que nous fassions telle ou telle réflexion individuelle, & encore moins que nous ayons quelque connoissance générale, puisqu’il est évident que les connoissances générales ne peuvent être que le résultat des connoissances particulieres : je ne pourrois pas dire que tout triangle a trois côtés, si je ne savois pas ce que c’est qu’un triangle. Quand une fois, par la considération d’un ou de plusieurs triangles particuliers, j’ai acquis l’idée exemplaire de triangle, je juge que tout ce qui est conforme à cette idée est triangle, & que ce qui n’y est pas conforme n’est pas triangle.

Comment pourrois-je comprendre qu’il faut rendre à chacun ce qui lui est dû, si je ne savois pas encore ce que c’est que rendre, ce que c’est qu’être dû, ni ce que c’est que chacun ? L’usage de la vie nous l’a appris, & ce n’est qu’alors que nous avons compris l’axiome.

C’est ainsi qu’en venant au monde nous avons les organes nécessaires pour parler & tous ceux qui nous serviront dans la suite pour marcher ; mais dans les premiers jours de notre vie nous ne parlons pas & nous ne marchons pas encore : ce n’est qu’après que les organes du cerveau ont acquis une certaine consistance, & après que l’usage de la vie nous a donné certaines connoissances préliminaires ; ce n’est, dis-je, qu’alors que nous pouvons comprendre certains principes & certaines vérités dont nos maîtres nous parlent ; ils les entendent ces principes & ces vérités, & c’est pour cela qu’ils s’imaginent que leurs’éleves doivent aussi les entendre ; mais les maîtres ont vêcu, & les disciples ne font que de commencer à vivre. Ils n’ont pas encore acquis un assez grand nombre de ces connoissances préliminaires que celles qui suivent supposent : « Notre ame, dit le P. Buffier, jésuite, dans son Traité des premieres vérités, III. part. pag. 8. notre ame n’opere qu’autant que notre corps se trouve en certaine disposition, par le rapport mutuel & la connexion réciproque qui est entre notre ame & notre corps. La chose est indubitable, poursuit ce savant métaphysicien, & l’expérience en est journaliere. Il paroît même hors de doute, dit encore le P. Buffier, au même Traité, I. part. pag. 32. & 33. que les enfans ont acquis par l’usage de la vie un grand nombre de connoissances sur des objets sensibles, avant que de parvenir à la connoissance de l’existence de Dieu : c’est ce que nous insinue l’apôtre S. Paul par ces paroles remarquables : invisibilia enim ipsius Dei à creaturâ mundi per ea quæ facta sunt, intellecta conspiciuntur. ad Rom. cap. j. v. 20. Pour moi, ajoûte encore le P. Buffier à la page 271. je ne connois naturellement le Créateur que par les créatures : je ne puis avoir d’idée de lui qu’autant qu’elles m’en fournissent. En effet les cieux annoncent sa gloire ; cœli enarrant gloriam Dei. psal. 18. v. 1. Il n’est guere vraissemblable qu’un homme privé dès l’enfance de l’usage de tous ses sens, pût aisément s’élever jusqu’à l’idée de Dieu ; mais

quoique l’idée de Dieu ne soit point innée, & que ce ne soit pas une premiere vérité, selon le P. Buffier, il ne s’ensuit nullement, ajoûte-t-il, ibid. pag. 33. que ce ne soit pas une connoissance très-naturelle & très-aisée. Ce même pere très-respectable dit encore, ibid. III. part. p. 9. que comme la dépendance où le corps est de l’ame ne fait pas dire que le corps est spirituel, de même la dépendance où l’ame est du corps, ne doit pas faire dire que l’ame est corporelle. Ces deux parties de l’homme ont dans leurs opérations une connexion intime ; mais la connexion entre deux parties ne fait pas que l’une soit l’autre. » En effet, l’aiguille d’une montre ne marque successivement les heures du jour que par le mouvement qu’elle reçoit des roues, & qui leur est communiqué par le ressort : l’eau ne sauroit bouillir sans feu ; s’ensuit-il de-là que les roues soient de même nature que le ressort, & que l’eau soit de la nature du feu ?

« Nous appercevons clairement que l’ame n’est point le corps, comme le feu n’est point l’eau, dit le P. Buffier, Traité des premieres vérités III. part. pag. 10. ainsi nous ne pouvons raisonnablement nier, ajoûte-t-il, que le corps & l’esprit ne soient deux substances différentes. »

C’est d’après les principes que nous avons exposés, & en conséquence de la subordination & de la liaison de nos connoissances, qu’il y a des maîtres persuadés que pour faire apprendre aux jeunes gens une langue morte, le latin, par exemple, ou le grec, il ne faut pas commencer par les déclinaisons latines ou les greques ; parce que les noms françois ne changeant point de terminaison, les enfans en disant musa, musæ, musam, musarum, musis, &c. ne sont point encore en état de voir où ils vont ; il est plus simple & plus conforme à la maniere dont les connoissances se lient dans l’esprit, de leur faire étudier d’abord le latin dans une version interlinéaire où les mots latins sont expliqués en françois, & rangés dans l’ordre de la construction simple, qui seule donne l’intelligence du sens. Quand les enfans disent qu’ils ont retenu la signification de chaque mot, on leur présente ce même latin dans le livre de répétition où ils le retrouvent à la vérité dans le même ordre, mais sans françois sous les mots latins : les jeunes gens sont ravis de trouver eux-mêmes le mot françois qui convient au latin, & que la version interlinéaire leur a montré. Cet exercice les anime & écarte le dégoût, & leur fait connoître d’abord par sentiment & par pratique la destination des terminaisons, & l’usage que les anciens en faisoient.

Après quelques jours d’exercice, & que les enfans ont vû tantôt Diana, tantôt Dianam, Apollo, Apollinem, &c. & qu’en françois c’est toûjours Diane, & toûjours Apollon ; ils sont les premiers à demander la raison de cette différence, & c’est alors qu’on leur apprend à décliner.

C’est ainsi que pour faire connoître le goût d’un fruit, au lieu de s’amuser à de vains discours, il est plus simple de montrer ce fruit & d’en faire goûter ; autrement c’est faire deviner, c’est apprendre à dessiner sans modele, c’est vouloir retirer d’un champ ce qu’on n’y a pas semé.

Dans la suite, à mesure qu’ils voyent un mot qui est ou au même cas que celui auquel il se rapporte, ou à un cas différent, Diana soror Apollinis, on leur explique le rapport d’identité, & le rapport ou raison de détermination. Diana soror, ces deux mots sont au même cas, parce que Diane & sœur c’est la même personne : soror Apollinis, Apollinis détermine soror, c’est-à-dire, fait connoître de qui Diane étoit sœur. Toute la syntaxe se réduit à ces deux rapports comme je l’ai dit il y a long-tems. Cette méthode de