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déposer avec confiance des sommes qu’on n’est pas toûjours à portée de placer utilement, & dont on est quelquefois embarrassé. Combien d’avares qui, craignant pour l’avenir, n’osent se défaire de leur argent ; & qui malgré leurs précautions, ont toûjours à redouter les vols, les incendies, les pillages, &c. Combien d’ouvriers, combien de domestiques & d’autres gens isolés, qui ayant épargné une petite somme, dix pistoles, cent écus, plus ou moins, ne savent actuellement qu’en faire, & appréhendent avec raison de les dissiper ou de les perdre ? Je trouve donc qu’il seroit avantageux dans tous ces cas de pouvoir déposer sûrement une somme quelconque, avec liberté de la retirer à son gré. Par-là on feroit circuler dans le public une infinité de sommes petites ou grandes qui demeurent aujourd’hui dans l’inaction. D’un autre côté, les particuliers déposans éviteroient bien des inquiétudes & des filouteries ; outre qu’ils seroient moins exposés à prêter leur argent mal-à-propos, ou à le dépenser follement. Ainsi chacun retrouveroit ses fonds ou ses épargnes, lorsqu’il se présenteroit de bonnes affaires, & la plûpart des ouvriers & des domestiques deviendroient plus économes & plus rangés.

Cette habitude d’économie dans les moindres sujets est plus importante qu’on ne croit au bien général ; & c’est en quoi nous sommes fort au-dessous des nations voisines, qui presque toutes sont plus accoûtumées que nous à l’épargne & aux attentions économiques. Voici sur cela un trait qui est particulier aux Anglois, & qui mérite d’être rapporté. On assûre donc qu’il y a chez eux, dans la plûpart des grandes maisons, ce qu’ils appellent a saving-man, c’est-à-dire un domestique attentif & ménager qui veille perpétuellement à ce que rien ne traîne, à ce que rien ne se perde ou ne s’égare. Son unique emploi est de roder à toute heure dans tous les recoins d’une grande maison, depuis la cave jusqu’au grenier, dans les cours, écuries, jardins, & autres dépendances, de remettre en son lieu tout ce qu’il trouve déplacé, & d’emporter dans son magasin tout ce qu’il rencontre épars & à l’abandon, de la ferraille de toute espece, des bouts de planche & autres bois, des cordes, du cuir, de la chandelle, toute sorte de hardes, meubles, ustensiles, outils, &c.

Outre une infinité de choses, chacune de peu de valeur, mais dont l’ensemble est important, & dont cet économe prévient la perte, il conserve aussi bien souvent des choses de prix, que des maîtres, des domestiques ou des ouvriers laissent traîner par oubli, ou par quelque autre raison que ce puisse être. Sa vigilance réveille l’attention des autres, & il devient par état l’antagoniste de la friponnerie & le réparateur de la négligence.

J’ai déjà marqué ci-devant qu’il n’étoit ici question que d’épargne publique, & que je ne touchois presque point à la conduite des particuliers. Plusieurs néanmoins ne m’ont opposé que de prétendus inconvéniens contre la suppression totale de notre luxe, ce qui n’attaque point ma thèse, & porte par conséquent à faux : cependant je tâcherai de répondre à l’objection, comme si je lui trouvois quelque fondement solide.

Si l’on suivoit, dit-on, tant de projets de perfection & de réformes ; que d’un côté l’on supprimât les dépenses inutiles ; que de l’autre, on se livrât de toutes parts à des entreprises fructueuses ; en un mot, que l’économie devînt à la mode parmi les François, on verroit bien-tôt, à la vérité, notre opulence sensiblement accrue ; mais que feroit-on de tant de richesses accumulées ? D’ailleurs la plûpart des sujets, moins employés aux arts de somptuosité, n’auroient guere de part à tant d’opulence,

& languiroient apparemment au milieu de l’abondance générale.

Il est aisé de répondre à cette difficulté. En effet, si l’épargne économique s’établissoit parmi nous ; qu’on donnât plus au nécessaire & moins au superflu, il se feroit, j’en conviens, moins de dépenses frivoles & mal-placées, mais aussi s’en feroit-il beaucoup plus de raisonnables & de vertueuses. Les riches & les grands, moins obérés, payeroient mieux leurs créanciers : d’ailleurs plus puissans & plus pécunieux, ils auroient plus de facilité à marier leurs enfans ; au lieu d’un mariage, ils en feroient deux ; au lieu de deux, ils en feroient quatre, & l’on verroit ainsi moins de renversement & moins d’extinctions dans les familles. On donneroit moins au faste, au caprice, à la vanité ; mais on donneroit plus à la justice, à la bienfaisance, à la véritable gloire ; en un mot, on employeroit beaucoup moins de sujets à des arts stériles, arts d’amusement & de frivolité, mais beaucoup plus à des arts avantageux & nécessaires ; & pour lors, s’il y avoit moins d’artisans du luxe & des plaisirs, moins de domestiques inutiles & desœuvrés, il y auroit en récompense plus de cultivateurs, & d’autres précieux instrumens de la véritable richesse.

Il est démontré, pour quiconque refléchit, que la différence d’occupation dans les sujets produit l’opulence ou la disette nationale, en un mot le bien ou le mal de la société. On sent parfaitement que si quelqu’un peut tenir un homme à ses gages, il lui sera plus avantageux d’avoir un bon jardinier que d’entretenir un domestique de parade. Il y a donc des emplois infiniment plus utiles les uns que les autres ; & si l’on occupoit la plûpart des hommes avec plus d’intelligence & d’utilité, la nation en seroit plus puissante, & les particuliers plus à leur aise.

D’ailleurs la pratique habituelle de l’épargne produisant, au moins chez les riches, une surabondance de biens qui ne s’y trouve presque jamais, il en résulteroit pour les peuples un soulagement sensible, en ce que les petits alors seroient moins inquiétés & moins foulés par les grands. Que le loup cesse d’avoir faim, il ne desolera plus les bergeries.

Quoi qu’il en soit, les propositions & les pratiques énoncées ci-dessus nous paroîtroient plus intéressantes, si une mauvaise coûtume, si l’ignorance & la mollesse ne nous avoient rendus indifférens sur les avantages de l’épargne, & sur-tout si cette habitude précieuse n’étoit confondue le plus souvent avec la sordide avarice. Erreur dont nous avons un exemple connu dans le jugement peu favorable qu’on a porté de nos jours d’un citoyen vertueux & desinteressé, feu M. Godinot, chanoine de Reims.

Amateur passionné de l’Agriculture, il consacroit à l’étude de la Physique & aux occupations champêtres tout le loisir que lui laissoit le devoir de sa place. Il s’attacha spécialement à perfectionner la culture des vignes, & plus encore la façon des vins, & bien-tôt il trouva l’art de les rendre si supérieurs & si parfaits, qu’il en fournit dans la suite à tous les potentats de l’Europe ; ce qui lui donna moyen dans le cours d’une longue vie, d’accumuler des sommes prodigieuses, sommes dont ce philosophe chrétien méditoit de longue-main l’usage le plus noble & le plus digne de sa bienfaisance.

Du reste, il vivoit dans la plus grande simplicité, dans la pratique fidele & constante d’une épargne visible, & qui sembloit même outrée. Aussi les esprits vulgaires qui ne jugent que sur les apparences, & qui ne connoissoient pas ses grands desseins, ne le regarderent pendant bien des années qu’avec une sorte de mépris ; & ils continuerent toûjours sur le même ton, jusqu’à ce que plus instruits & tout-à-fait subjugués par les établissemens & les constructions