vernement, & parvint à le bien connoître. Nous parlons ici d’après les témoignages publics que lui en ont rendu les Anglois eux-mêmes, si jaloux de nos avantages, & si peu disposés à reconnoître en nous aucune supériorité.
Comme il n’avoit rien examiné ni avec la prévention d’un enthousiaste, ni avec l’austérité d’un Cynique, il n’avoit remporté de ses voyages ni un dedain outrageant pour les étrangers, ni un mépris encore plus déplacé pour son propre pays. Il résultoit de ses observations que l’Allemagne étoit faite pour y voyager, l’Italie pour y séjourner, l’Angleterre pour y penser, & la France pour y vivre.
De retour enfin dans sa Patrie, M. de Montesquieu se retira pendant deux ans à sa terre de la Brede : il y jouit en paix de cette solitude que le spectacle & le tumulte du monde sert à rendre plus agréable ; il vécut avec lui-même, après en être sorti si long-tems ; & ce qui nous intéresse le plus, il mit la derniere main à son ouvrage sur la cause de la grandeur & de la décadence des Romains, qui parut en 1734.
Les Empires, ainsi que les hommes, doivent croître, dépérir, & s’éteindre ; mais cette révolution nécessaire a souvent des causes cachées que la nuit des tems nous dérobe, & que le mystère ou leur petitesse apparente a même quelquefois voilées aux yeux des contemporains ; rien ne ressemble plus sur ce point à l’Histoire moderne que l’Histoire ancienne. Celle des Romains mérite néanmoins à cet égard quelque exception ; elle présente une politique raisonnée, un système suivi d’aggrandissement, qui ne permet pas d’attribuer la fortune de ce peuple à des ressorts obscurs & subalternes. Les causes de la grandeur Romaine se trouvent donc dans l’Histoire, & c’est au Philosophe à les y découvrir. D’ailleurs il n’en est pas des systèmes dans cette étude comme dans celle de la Physique ; ceux-ci sont presque toûjours précipités, parce qu’une observation nouvelle & imprévûe peut les renverser en un instant ; au contraire, quand on recueille avec soin les faits que nous transmet l’Histoire ancienne d’un pays, si on ne rassemble pas toûjours tous les matériaux qu’on peut desirer, on ne sçauroit du moins espérer d’en avoir un jour davantage. L’étude réfléchie de l’Histoire, étude si importante & si difficile, consiste à combiner, de la maniere la plus parfaite, ces matériaux défectueux : tel seroit le mérite d’un Architecte, qui, sur des ruines savantes, traceroit, de la maniere la plus vraissemblable, le plan d’un édifice antique, en suppléant, par le génie & par d’heureuses conjectures, à des restes informes & tronqués.
C’est sous ce point de vûe qu’il faut envisager l’ouvrage de M. de Montesquieu : il trouve les causes de la grandeur des Romains dans l’amour de la liberté, du travail, & de la patrie, qu’on leur inspiroit dès l’enfance ; dans la sévérité de la discipline militaire ; dans ces dissensions intestines qui donnoient du ressort aux esprits, & qui cessoient tout-à-coup à la vûe de l’ennemi ; dans cette constance après le malheur, qui ne desespéroit jamais de la république ; dans le principe où ils furent toûjours de ne faire jamais la paix qu’après des victoires ; dans l’honneur du triomphe, sujet d’émulation pour les Généraux ; dans la protection qu’ils accordoient aux peuples révoltés contre leurs Rois ; dans l’excellente politique de laisser aux vaincus leurs Dieux & leurs coûtumes ; dans celle de n’avoir jamais deux puissans ennemis sur les bras, & de tout souffrir de l’un jusqu’à ce qu’ils eussent anéanti l’autre. Il trouve les causes de leur décadence dans l’aggrandissement même de l’Etat, qui changea en guerres civiles les tumultes populaires ; dans les guerres éloignées qui forçant les citoyens à une trop longue absence, leur faisoient perdre insensiblement l’esprit républicain ; dans le droit de bourgeoisie accordé à tant de Nations, & qui ne fit plus du peuple Romain qu’une espece de monstre à plusieurs têtes ; dans la corruption introduite par le luxe de l’Asie ; dans les proscriptions de Sylla qui avilirent l’esprit de la Nation, & la préparerent à l’esclavage ; dans la nécessité où les Romains se trouverent de souffrir des maîtres, lorsque leur liberté leur fut devenue à charge ; dans l’obligation où ils furent de changer de maximes, en changeant de gouvernement ; dans cette suite de monstres qui regnerent, presque sans interruption, depuis Tibere jusqu’à Nerva, & depuis Commode jusqu’à Constantin ; enfin, dans la translation & le partage de l’Empire, qui périt d’abord en Occident par la puissance des Barbares, & qui après avoir langui plusieurs siecles en Orient sous des Empereurs imbécilles ou féroces, s’anéantit insensiblement comme ces fleuves qui disparoissent dans des sables.
Un assez petit volume a suffi à M. de Montesquieu pour développer un tableau si intéressant & si vaste. Comme l’Auteur ne s’appesantit point sur les détails, & ne saisit que les branches fécondes de son sujet, il a sû renfermer en très-peu d’espace un grand nombre d’objets distinctement apperçûs & rapidement présentés sans fatigue pour le Lecteur ; en laissant beaucoup voir, il laisse encore plus à penser, & il auroit pû intituler son Livre, Histoire Romaine à l’usage des hommes d’Etat & des Philosophes.
Quelque réputation que M. de Montesquieu se fût acquise par ce dernier ouvrage & par ceux qui l’avoient précédé, il n’avoit fait que se frayer le chemin à une plus grande