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entreprise, à celle qui doit immortaliser son nom & le rendre respectable aux siecles futurs. Il en avoit dès long-tems formé le dessein, il en médita pendant vingt ans l’exécution ; ou, pour parler plus exactement, toute sa vie en avoit été la méditation continuelle. D’abord il s’étoit fait en quelque façon étranger dans son propre pays, afin de le mieux connoître ; il avoit ensuite parcouru toute l’Europe, & profondément étudié les différens peuples qui l’habitent. L’Isle fameuse qui se glorifie tant de ses lois, & qui en profite si mal, avoit été pour lui dans ce long voyage, ce que l’isle de Crete fut autrefois pour Lycurgue, une école où il avoit sû s’instruire sans tout approuver ; enfin, il avoit, si on peut parler ainsi, interrogé & jugé les nations & les hommes célebres qui n’existent plus aujourd’hui que dans les annales du monde. Ce fut ainsi qu’il s’éleva par degrés au plus beau titre qu’un sage puisse mériter, celui de Législateur des Nations.

S’il étoit animé par l’importance de la matiere, il étoit effrayé en même tems par son étendue : il l’abandonna, & y revint à plusieurs reprises ; il sentit plus d’une fois, comme il l’avoue lui-même, tomber les mains paternelles. Encouragé enfin par ses amis, il ramassa toutes ses forces, & donna l’Esprit des Lois.

Dans cet important ouvrage, M. de Montesquieu, sans s’appesantir, à l’exemple de ceux qui l’ont précédé, sur des discussions métaphysiques relatives à l’homme supposé dans un état d’abstraction, sans se borner, comme d’autres, à considérer certains peuples dans quelques relations ou circonstances particulieres, envisage les habitans de l’Univers dans l’état réel où ils sont, & dans tous les rapports qu’ils peuvent avoir entr’eux. La plûpart des autres Ecrivains en ce genre sont presque toûjours ou de simples Moralistes, ou de simples Jurisconsultes, ou même quelquefois de simples Théologiens ; pour lui, l’homme de tous les Pays & de toutes les Nations, il s’occupe moins de ce que le devoir exige de nous que des moyens par lesquels on peut nous obliger de le remplir, de la perfection métaphysique des lois que de celle dont la nature humaine les rend susceptibles, des lois qu’on a faites que de celles qu’on a dû faire, des lois d’un peuple particulier que de celles de tous les peuples. Ainsi en se comparant lui-même à ceux qui ont couru avant lui cette grande & noble carriere, il a pû dire comme le Correge, quand il eut vû les ouvrages de ses rivaux, & moi aussi je suis Peintre[1].

Rempli & pénétré de son objet, l’Auteur de l’Esprit des Lois y embrasse un si grand

  1. La plûpart des Gens de Lettres qui ont parlé de l’Esprit des Lois, s’étant plus attachés à le critiquer qu’à en donner une idée juste, nous allons tâcher de suppléer à ce qu’ils auroient dû faire, & d’en développer le plan, le caractere, & l’objet. Ceux qui en trouveront l’analyse trop longue, jugeront peut-être après l’avoir lûe, qu’il n’y avoit que ce seul moyen de bien faire saisir la méthode de l’Auteur. On doit se souvenir d’ailleurs que l’histoire des écrivains célebres n’est que celle de leurs pensées & de leurs travaux, & que cette partie de leur éloge en est la plus essentielle & la plus utile, sur-tout à la tête d’un ouvrage tel que l’Encyclopédie.

    Les hommes dans l’état de nature, abstraction faite de toute religion, ne connoissant dans les différends qu’ils peuvent avoir, d’autre loi que celle des animaux, le droit du plus fort, on doit regarder l’établissement des sociétés comme une espece de traité contre ce droit injuste ; traité destiné à établir entre les différentes parties du genre humain une sorte de balance. Mais il en est de l’équilibre moral comme du physique, il est rare qu’il soit parfait & durable, & les traités du genre humain sont comme les traités entre nos Princes, une semence continuelle de divisions. L’intérêt, le besoin & le plaisir ont rapproché les hommes ; mais ces mêmes motifs les poussent sans cesse à vouloir jouir des avantages de la société sans en porter les charges ; & c’est en ce sens qu’on peut dire avec l’Auteur, que les hommes, dès qu’ils sont en société, sont en état de guerre. Car la guerre suppose dans ceux qui se la font, sinon l’égalité de force, au moins l’opinion de cette égalité, d’où naît le désir & l’espoir mutuel de se vaincre ; or dans l’état de société, si la balance n’est jamais parfaite entre les hommes, elle n’est pas non plus trop inégale : au contraire, ou ils n’auroient rien à se disputer dans l’état de nature, ou si la nécessité les y obligeoit, on ne verroit que la foiblesse fuyant devant la force, des oppresseurs sans combat & des opprimés sans résistance.

    Voilà donc les hommes, réunis & armés tout-à-la-fois, s’embrassant d’un côté, si on peut parler ainsi, & cherchant de l’autre à se blesser mutuellement : les lois sont le lien plus ou moins efficace, destiné à suspendre ou à retenir leurs coups ; mais l’étendue prodigieuse du Globe que nous habitons, la nature différente des régions de la Terre & des peuples qui la couvrent, ne permettant pas que tous les hommes vivent sous un seul & même gouvernement, le genre humain a dû se partager en un certain nombre d’Etats, distingués par la différence des lois auxquelles ils obéissent. Un seul gouvernement n’auroit fait du genre humain qu’un corps exténué & languissant, étendu sans vigueur sur la surface de la Terre ; les différens Etats sont autant de corps agiles & robustes, qui en se donnant la main les uns aux autres, n’en forment qu’un, & dont l’action réciproque entretient par-tout le mouvement & la vie.

    On peut distinguer trois sortes de gouvernemens ; le Républicain, le Monarchique, le Despotique. Dans le Républicain, le peuple en corps a la souveraine puissance ; dans le Monarchique, un seul gouverne par des lois fondamentales ; dans le Despotique, on ne connoît d’autre loi que la volonté du Maître, ou plûtôt du Tyran. Ce n’est pas à dire qu’il n’y ait dans l’Univers que ces trois espèces d’Etats ; ce n’est pas à dire même qu’il y ait des États qui appartiennent uniquement & rigoureusement à quelqu’une de ces formes ; la plûpart