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Les sensations séparées ou distinctes de l’image des objets, sont purement affectives ; telles sont les odeurs, le son, les saveurs, la chaleur, le froid, le plaisir, la douleur, la lumiere, les couleurs, le sentiment de résistance, &c. Celles qui sont représentatives des objets nous font appercevoir la grandeur de ces objets, leur forme, leur figure, leur mouvement, & leur repos ; elles sont toûjours réunies à quelques sensations affectives, surtout à la lumiere, aux couleurs, à la résistance, & souvent à des sentimens d’attrait ou d’aversion, qui nous les rendent agréables ou desagréables. De-plus, si on examine rigoureusement la nature des sensations représentatives, on appercevra qu’elles ne sont elles-mêmes que des sensations affectives réunies & ordonnées de maniere qu’elles forment des sensations de continuité ou d’étendue. En effet, ce sont les sensations simultanées de lumiere, de couleurs, de résistance, qui produisent l’idée d’étendue. Lorsque j’apperçois, par exemple, une étendue de lumiere par une fenêtre, cette idée n’est autre chose que les sensations affectives que me causent chacun en particulier, & tous ensemble en même tems, les rayons de lumiere qui passent par cette fenêtre. Il en est de même lorsque j’apperçois l’étendue des corps rouges, blancs, jaunes, bleus, &c. car ces idées représentatives ne sont produites aussi que par les sensations affectives que me causent ensemble les rayons colorés de lumiere que ces corps refléchissent. Si j’applique ma main sur un corps dur, j’aurai des sensations de résistance qui répondront à toutes les parties de ma main, & qui pareillement composent ensemble une sensation représentative d’étendue. Ainsi les idées représentatives d’étendue ne sont composées que de sensations affectives de lumiere ou de couleurs, ou de résistance, rassemblées intimement, & senties les unes comme hors des autres, de maniere qu’elles semblent former une sorte de continuité qui produit l’idée représentative d’étendue, quoique cette idée elle-même ne soit pas réellement étendue. En effet, il n’est pas nécessaire que les sensations qui la forment soient étendues ; il suffit qu’elles soient senties chacune en particulier distinctement, & conjointement toutes ensemble dans un ordre de continuité.

Nous connoissons nos sensations en elles-mêmes, parce qu’elles sont des affections de nous-mêmes, des affections qui ne sont autre chose que sentir. Ainsi nous devons appercevoir que sentir n’est pas la même chose qu’une étendue réelle, telle que celle qui nous est indiquée hors de nous par nos sensations : car on conçoit assez la différence qu’il y a entre sentir & étendue réelle. Il n’est donc pas de la nature du mode sensitif d’étendue, d’être réellement étendu : c’est pourquoi l’idée que j’ai de l’étendue d’une chambre représentée dans un miroir, & l’idée que j’ai de l’étendue d’une chambre réelle, me représentent également de l’étendue ; parce que dans l’une & l’autre de ces deux idées, il n’y a également que l’apparence de l’étendue. Aussi les idées représentatives de l’étendue nous en imposent-elles parfaitement dans le rêve, dans le délire, &c. Ainsi cette apparence d’étendue doit être distinguée de toute étendue réelle, c’est-à-dire de l’étendue des objets qu’elle nous représente. D’où il faut conclure aussi que nous ne voyons point ces objets en eux-mêmes, & que nous n’appercevons jamais que nos idées ou sensations.

De l’idée représentative d’étendue, résultent celles de figure, de grandeur, de forme, de situation, de lieu, de proximité, d’éloignement, de mesure, de nombre, de mouvemens, de repos, de succession de tems, de permanences, de changemens, de rapports, &c. Voyez Sensations.

Nous reconnoîtrons que ces deux sortes de sensa-

tions, je veux dire les sensations simplement affectives,

& les sensations représentatives, forment toutes nos affections, toutes nos pensées, & toutes nos connoissances naturelles & évidentes.

Nous ne nous arrêterons pas aux axiomes auxquels on a recours dans les écoles, pour prouver la certitude de l’évidence ; tels sont ceux-ci : on est assûré que le tout est plus grand que sa partie ; que deux & deux font quatre ; qu’il est impossible qu’une chose soit & ne soit pas en même tems. Ces axiomes sont plûtôt des résultats que des connoissances primitives ; & ils ne sont certains que parce qu’ils ont un rapport nécessaire avec d’autres vérités évidentes par elles-mêmes.

Connoissances naturelles primitives, évidentes. Il est certain, 1°. que nos sensations nous indiquent nécessairement un être en nous qui a la propriété de sentir ; car il est évident que nos sensations ne peuvent exister que dans un sujet qui a la propriété de sentir.

2°. Que la propriété de sentir est une propriété passive, par laquelle notre être sensitif se sent lui-même, & par laquelle il est assûré de son existence, lorsqu’il est affecté de sensations.

3°. Que cette propriété passive est radicale & essentielle à l’être sensitif : car, rigoureusement parlant, c’est lui-même qui est cette propriété, puisque c’est lui-même qui se sent, lorsqu’il est affecté de sensations. Or il ne peut pas se sentir soi-même, qu’il ne soit lui-même celui qui peut se sentir : ainsi sa propriété de se sentir est radicalement & essentiellement inséparable de lui, n’étant pas lui-même séparable de soi-même. De plus, un sujet ne peut recevoir immédiatement aucune forme, aucun accident, qu’autant qu’il en est susceptible par son essence. Ainsi des formes ou des affections accidentelles ne peuvent ajoûter à l’être sensitif que des qualités accidentelles, qu’on ne peut confondre avec lui-même, c’est à-dire avec sa propriété de sentir, par laquelle il est sensible ou sensitif par essence.

Cette propriété ne peut donc pas résulter de l’organisation du corps, comme l’ont prétendu quelques philosophes : l’organisation n’est pas un état primitif de la matiere ; car elle ne consiste que dans des formes que la matiere peut recevoir. L’organisation du corps n’est donc pas le principe constitutif de la capacité passive de recevoir des sensations. Il est seulement vrai que dans l’ordre physique nous recevons toutes nos sensations par l’entremise de l’organisation de notre corps, c’est-à-dire par l’entremise du méchanisme des sens & de la mémoire, qui sont les causes conditionnelles des sensations des animaux ; mais il ne faut pas confondre les causes, ni les formes accidentelles, avec les propriétés passives radicales des êtres.

4°. Que les sensations ne sont point essentielles à l’être sensitif, parce qu’elles varient, qu’elles se succedent, qu’elles diminuent, qu’elles augmentent, qu’elles cessent : or ce qui est séparable d’un être n’est point essentiel à cet être.

5°. Que les sensations sont les formes ou les affections dont l’être sensitif est susceptible par sa faculté de sentir ; car cette propriété n’est que la capacité de recevoir des sensations.

6°. Que les sensations n’existent dans l’être sensitif qu’autant qu’elles l’affectent actuellement & sensiblement ; parce qu’il est de l’essence des sensations d’affecter sensiblement l’être sensitif.

7°. Qu’il n’y a que nos sensations qui nous soient connues en elles-mêmes ; que toutes les autres connoissances que nous pouvons acquérir avec évidence ne nous sont procurées que par indication, c’est-à-dire par les rapports essentiels ou par les rapports nécessaires qu’il y a entre nos sensations & notre être sensitif, entre les sensations & les objets de