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Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 6.djvu/160

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dée abstraite factice de bonté en général. Les idées factices de projets, de conjectures, de probabilités, de moyens, de possibilités, ne sont encore formées que d’objets sensibles diversement combinés, & dont l’esprit ne peut pas toûjours saisir surement tous les rapports réels qu’ils ont entre eux. Il est donc évident qu’il ne peut naître en nous aucunes idées factices, qui ne soient formées par le ressouvenir des sensations que nous avons reçûes par la voie des sens.

32°. Que ces idées factices, produites volontairement ou involontairement, sont la source de nos erreurs.

33°. Qu’il n’y a que les sensations telles que nous les recevons, ou que nous les avons reçûes par l’usage des sens, qui nous instruisent sûrement de la réalité & des propriétés des objets, qui nous procurent ou qui nous ont procuré ces sensations ; car il n’y a qu’elles qui soient completes, régulieres, immuables, & absolument conformes aux objets.

34°. Que des idées innées ou des idées que l’ame se produiroit elle-même sans l’action d’aucune cause extrinseque, ne procureroient à l’ame aucune évidence de la réalité d’aucun être, ou d’aucune cause distincte de l’ame même ; parce que l’ame seroit elle-même le sujet, la source & la cause de ces idées, & qu’elle n’auroit par de telles idées aucun rapport nécessaire avec aucun être distinct d’elle-même. Ces idées seroient donc à cet égard destituées de toute évidence. Ainsi les idées innées ou essentielles qu’on a voulu attribuer aux parties de la matiere, ne leur procureroient aucune apperception d’objets extrinseques, ni aucunes connoissances réelles.

35°. Qu’une sensation abstraite générale n’est que l’idée particuliere d’un attribut commun à plusieurs objets, dejà connus par des sensations completes & représentatives de ces objets ; or chacun ayant cet attribut, qui leur est commun par similitude ou ressemblance, on s’en forme une idée factice & sommaire d’unité, quoiqu’il soit réellement aussi multiple ou aussi nombreux qu’il y a d’êtres à qui il appartient. La blancheur de la neige, par exemple, n’est pas une seule blancheur ; car chaque particule de la neige a réellement & séparément sa blancheur particuliere. L’esprit qui ne peut être affecté que de fort peu de sensations distinctes à-la-fois, réunit & confond ensemble les qualités qui l’affectent de la même maniere, & se forme de ces qualités, qui existent réellement & séparément dans chaque être, une idée uniforme & générale. Ainsi l’esprit ne conçoit les idées sommaires ou générales, que pour éviter un détail d’idées particulieres dont il ne peut pas être affecte distinctement en même tems. C’est donc l’imperfection ou la capacité trop bornée de l’esprit, qui le force à avoir des idées abstraites générales. Il en est de même des idées abstraites particulieres ou bornées à un seul objet. Un homme fort attentif, par exemple, à la saveur d’un fruit, cesse de penser dans cet instant à la figure, à la grosseur, à la couleur, & aux autres qualités de ce fruit ; parce que l’esprit ne peut être en même tems affecte attentivement que de très-peu de sensations. Il n’y a que l’intelligence par essence, l’Être supreme, qui exclue les idées abstraites, & qui réunisse dans chaque instant & toûjours les connoissances détaillées, distinctes & completes de tous les êtres réels & possibles, & de toutes leurs dépendances.

36°. Qu’on ne peut rien déduire sûrement & avec évidence, d’une sensation sommaire on générale, qu’autant qu’elle est réunie aux sensations completes, représentatives, & exactes des objets auxquels elle appartient. Par exemple, l’idée abstraite, générale, factice de justice, qui renferme confusément les idées abstraites de justice retributive, distributive, attributive, arbitraire, &c. n’établit aucune con-

noissance précise, d’où l’on puisse déduire exactement,

sûrement & évidemment d’autres connoissances, qu’autant qu’elle sera réduite aux sensations claires & distinctes des objets auxquels cette idée abstraite & relative doit se rapporter. De-là il est facile d’appercevoir le vice du système de Spinosa. Selon cet auteur, la substance est ce qui existe nécessairement ; exister nécessairement est une idée abstraite, générale, factice, d’où il déduit son système. La substance, autre idée abstraite, n’est exprimée que par ces mots ce qui, lesquels ne signifient aucune sensation claire & distincte : ainsi tout ce qu’il établit n’est qu’un tissu d’abstractions générales, qui n’a aucun rapport exact & évident avec les objets réels auxquels appartiennent les idées abstraites, générales, factices, de substance & d’existence nécessaire.

37°. Que nos sensations nous font appercevoir deux sortes de vérités ; des vérités réelles, & des vérités purement spéculatives ou idéales. Les vérités réelles sont celles qui consistent dans les rapports exacts & évidens, qu’ont les objets réels avec les sensations qu’ils procurent. Les vérités purement idéales sont celles qui ne consistent que dans les rapports que les sensations ont entre elles : telles sont les vérités métaphysiques, géométriques, logiques, conjecturales, qu’on déduit d’idées factices, ou d’idées abstraites générales. Les rêves, le délire, la folie produisent aussi des vérités idéales ; parce que dans ces cas l’esprit n’est décidé de même que par les rapports que les sensations dont il est affecté alors, ont entre elles. Un homme qui en rêvant croit être dans un bois où il voit un lion, est saisi de la peur, & se détermine idéalement à monter sur un arbre pour se mettre en sûreté ; l’esprit de cet homme tire des conséquences justes de ses sensations, mais elles n’en sont pas moins fausses relativement aux objets de ces mêmes sensations. Les vérités idéales ne consistent donc que dans les rapports que les sensations ont entre elles, séparément des objets réelles de ces sensations.

Telles sont les vérités qui résultent des idées factices, & celles qui résultent des idées sommaires ou générales, lesquelles ne sont aussi elles-mêmes que des idées factices. En effet il est évident que ces idées factices n’ont aucun rapport avec les objets, tels qu’on les a apperçûs par l’usage des sens : ainsi les vérités qu’elles présentent ne peuvent nous instruire de la réalité & des propriétés des objets, ni des propriétés & des fonctions de l’être sensitif, qu’autant que nous saisissons des rapports réels & exacts entre les objets mêmes & nos sensations, & entre nos sensations & notre être sensitif. La certitude de nos connoissances naturelles ne consiste donc que dans l’évidence des vérités réelles.

38°. Que ce sont les idées factices & les idées abstraites générales qui font méconnoître l’évidence, & qui favorisent le pyrrhonisme ; parce que les hommes livrés sans discernement à des idées factices, à des idées abstraites générales, & à des idées telles qu’ils les ont reçûes par l’usage des sens, tirent de ces diverses idées des conséquences qui se contrarient : d’où il semble qu’il n’y a aucune certitude dans nos connoissances. Mais tous ceux qui seront assujettis dans la déduction des vérités réelles, aux sensations telles qu’ils les ont reçûes par l’usage des sens, conviendront toûjours de la certitude de ces vérités. Une regle d’arithmétique soûmet décisivement les hommes dans les disputes qu’ils ont entre eux sur leurs intérets ; parce qu’alors leur calcul a un rapport exact & évident avec les objets réels qui les intéressent. Les hommes ignorans & les bêtes se bornent ordinairement à des vérités réelles, parce que leurs fonctions sensitives ne s’étendent guere au-