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après les avoir perdus quelque tems, & de retrouver en eux les mêmes caracteres & la même action sur nous, nous a appris à connoître les êtres par d’autres rapports que par nos sensations, & à les en distinguer. Nous donnons, si j’ose ainsi parler, notre aveu à l’imagination qui nous peint ces objets de la sensation passée avec les mêmes couleurs que ceux de la sensation présente, & qui leur assigne, comme celle-ci, un lieu dans l’espace dont nous nous voyons environnés ; & nous reconnoissons par conséquent entre ces objets imaginés & nous, les mêmes rapports de distance & d’action mutuelle que nous observons entre les objets actuels de la sensation. Ce rapport nouveau ne se termine pas moins à la conscience du moi, que celui qui est entre l’être apperçû & l’être appercevant ; il ne suppose pas moins dans les deux termes la même réalité, & un fondement de leur relation qui a pû être encore désigné par le nom commun d’existence ; ou plûtôt l’action même de l’imagination, lorsqu’elle représente ces objets avec les mêmes rapports d’action & de distance, soit entr’eux, soit avec nous, est telle, que les objets actuellement présens aux sens, peuvent tenir lieu de ce nom général, & devenir comme un premier langage qui renferme sous le même concept la réalité des objets actuels de la sensation, & celle de tous les êtres que nous supposons répandus dans l’espace. Mais il est très-important d’observer que ni la simple sensation des objets présens, ni la peinture que fait l’imagination des objets absens, ni le simple rapport de distance ou d’activité réciproque, commun aux uns & aux autres, ne sont précisément la chose que l’esprit voudroit désigner par le nom commun d’existence ; c’est le fondement même de ces rapports, supposé commun au moi, à l’objet vû & à l’objet simplement distant, sur lequel tombent véritablement & le nom d’existence & notre affirmation, lorsque nous disons qu’une chose existe. Ce fondement commun n’est ni ne peut être connu immédiatement, & ne nous est indiqué que par les rapports différens qui le supposent : nous nous en formons cependant une espece d’idée que nous tirons par voie d’abstraction du témoignage que la conscience nous rend de nous-mêmes & de notre sensation actuelle ; c’est-à-dire que nous transportons en quelque sorte cette conscience du moi sur les objets extérieurs, par une espece d’assimilation vague, démentie aussi-tôt par la séparation de tout ce qui caractérise le moi, mais qui ne suffit pas moins pour devenir le fondement d’une abstraction ou d’un signe commun, & pour être l’objet de nos jugemens. Voyez Abstraction & Jugement.

Le concept de l’existence est donc le même dans un sens, soit que l’esprit ne l’attache qu’aux objets de la sensation, soit qu’il l’étende sur les objets que l’imagination lui présente avec des relations de distance & d’activité, puisqu’il est toûjours primitivement renfermé dans la conscience même du moi généralisé plus ou moins. A voir la maniere dont les enfans prêtent du sentiment à tout ce qu’ils voyent, & l’inclination qu’ont eue les premiers hommes à répandre l’intelligence & la vie dans toute la nature ; je me persuade que le premier pas de cette généralisation a été de prêter à tous les objets vûs hors de nous tout ce que la conscience nous rapporte de nous même, & qu’un homme, à cette premiere époque de la raison, auroit autant de peine à reconnoître une substance purement matérielle, qu’un matérialiste en a aujourd’hui à croire une substance purement spirituelle, ou un cartésien à recevoir l’attraction. Les différences que nous avons observées entre les animaux & les autres objets, nous ont fait retrancher de ce concept l’intelligence, & successivement la sensibilité. Nous avons vû qu’il n’avoit été d’abord

étendu qu’aux objets de la sensation actuelle, & c’est à cette sensation rapportée hors de nous, qu’il étoit attaché, ensorte qu’elle en étoit comme le signe inséparable, & que l’esprit ne pensoit pas à l’en distinguer. Les relations de distance & d’activité des objets à nous, étoient cependant apperçûes ; elles indiquoient aussi avec le moi un rapport qui supposoit également le fondement commun auquel le concept de l’existence emprunté de la conscience du moi, n’étoit pas moins applicable ; mais comme ce rapport n’étoit présenté que par la sensation elle-même, on ne dut y attacher spécialement le concept de l’existence, que lorsqu’on reconnut des objets absens. Au défaut du rapport de sensation, qui cessoit d’être général, le rapport de distance & d’activité généralisé par l’imagination, & transporté des objets de la sensation actuelle à d’autres objets supposés, devint le signe de l’existence commun aux deux ordres d’objets, & le rapport de sensation actuelle ne fut plus que le signe de la présence, c’est-à-dire d’un cas particulier compris sous le concept général d’existence.

Je me sers de ces deux mots pour abréger, & pour designer ces deux notions qui commencent effectivement à cette époque à être distinguées l’une de l’autre, quoiqu’elles n’ayent point encore acquis toutes les limitations qui doivent les caractériser dans la suite. Les sens ont leurs illusions, & l’imagination ne connoît point de bornes : cependant & les illusions des sens & les plus grands écarts de l’imagination, nous présentent des objets placés dans l’espace avec les mêmes rapports de distance & d’activité, que les impressions les plus régulieres des sens & de la mémoire. L’expérience seule a pû apprendre à distinguer la différence de ces deux cas, & à n’attacher qu’à l’un des deux le concept de l’existence. On remarqua bien-tôt que parmi ces tableaux, il y en avoit qui se représentoient dans un certain ordre, dont les objets produisoient constamment les mêmes effets qu’on pouvoit prévoir, hâter ou fuir, & qu’il y en avoit d’autres absolument passagers, dont les objets ne produisoient aucun effet permanent, & ne pouvoient nous inspirer ni craintes ni desirs, ni servir de motifs à nos démarches. Dès-lors ils n’entrerent plus dans le système général des êtres au milieu desquels l’homme doit diriger sa marche, & l’on ne leur attribua aucun rapport avec la conscience permanente du moi, qui supposât un fondement hors de ce moi. On distingua donc dans les tableaux des sens & de l’imagination, les objets existans des objets simplement apparens, & la réalité de l’illusion. La liaison & l’accord des objets apperçus avec le système général des êtres déjà connus, devint la regle pour juger de la réalité des premiers, & cette regle servit aussi à distinguer la sensation de l’imagination dans les cas où la vivacité des images & le manque de points de comparaison auroient rendu l’erreur inévitable, comme dans les songes & les délires : elle servit aussi à démêler les illusions des sens eux-mêmes dans les miroirs, les réfractions, &c. & ces illusions une fois constatées, on ne s’en tint plus à séparer l’existence de la sensation ; il fallut encore séparer la sensation du concept de l’existence, & même de celui de présence, & ne la regarder plus que comme un signe de l’une & de l’autre, qui pourroit quelquefois tromper. Sans developper avec autant d’exactitude que l’ont fait depuis les philosophes modernes, la différence de nos sensations & des êtres qu’elles représentent, sans savoir que les sensations ne sont que des modifications de notre ame, & sans trop s’embarrasser si les êtres existans & les sensations forment deux ordres de choses entierement séparés l’un de l’autre, & liés seulement par une correspondance plus ou moins exacte, & relative à de certai-