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tre encore. Parmi ces objets ou grouppes de sensations qui composent ce tableau mouvant, il en est un qui, quoique renfermé dans des limites très-étroites en comparaison du vaste espace où flottent tous les autres, attire notre attention plus que tout le reste ensemble. Deux choses sur-tout le distinguent, sa présence continuelle, sans laquelle tout disparoît, & la nature particuliere des sensations qui nous le rendent présent : toutes les sensations du toucher s’y rapportent, & circonscrivent exactement l’espace dans lequel il est renfermé. Le goût & l’odorat lui appartiennent aussi ; mais ce qui attache notre attention à cet objet d’une maniere plus irrésistible, c’est le plaisir & la douleur, dont la sensation n’est jamais rapportée à aucun autre point de l’espace. Par-là cet objet particulier, non-seulement devient pour nous le centre de tout l’univers, & le point d’où nous mesurons toutes les distances, mais nous nous accoûtumons encore à le regarder comme notre être propre ; & quoique les sensations qui nous peignent la lune & les étoiles, ne soient pas plus distinguées de nous que celles qui se rapportent à notre corps, nous les regardons comme étrangeres, & nous bornons le sentiment du moi à ce petit espace circonscrit par le plaisir & par la douleur ; mais cet assemblage de sensations auxquelles nous bornons ainsi notre être, n’est dans la réalité, comme tous les autres assemblages des sensations, qu’un objet particulier du grand tableau que forme l’univers idéal.

Tous les autres objets changent à tous les instans, paroissent & disparoissent, s’approchent & s’éloignent les uns des autres, & de ce moi, qui, par sa présence continuelle, devient le terme nécessaire auquel nous les comparons. Nous les appercevons hors de nous, parce que l’objet que nous appellons nous, n’est qu’un objet particulier, comme eux, & parce que nous ne pouvons rapporter nos sensations à différens points d’un espace, sans voir les assemblages de ces sensations les uns hors des autres ; mais quoiqu’apperçûs hors de nous, comme leur perception est toûjours accompagnée de celle du moi, cette perception simultanée établit entr’eux & nous une relation de présence qui donne aux deux termes de cette relation, le moi & l’objet extérieur, toute la réalité que la conscience assûre au sentiment du moi.

Cette conscience de la présence des objets n’est point encore la notion de l’existence, & n’est pas même celle de présence ; car nous verrons dans la suite que tous les objets de la sensation ne sont pas pour cela regardés comme présens. Ces objets dont nous observons les distances & les mouvemens autour de notre corps, nous intéressent par les effets que ces distances & ces mouvemens nous paroissent produire sur lui, c’est-à-dire par les sensations de plaisir & de douleur dont ces mouvemens sont accompagnés ou suivis. La facilité que nous avons de changer à volonté la distance de notre corps aux autres objets immobiles, par un mouvement que l’effort qui l’accompagne nous empêche d’attribuer à ceux-ci, nous sert à chercher les objets dont l’approche nous donne du plaisir, à éviter ceux dont l’approche est accompagnée de doûleur. La présence de ces objets devient la source de nos desirs & de nos craintes, & le motif des mouvemens de notre corps, dont nous dirigeons la marche au milieu de tous les autres corps, précisément comme un pilote conduit une barque sur une mer semée de rochers & couverte de barques ennemies. Cette comparaison, que je n’employe point à titre d’ornement, sera d’autant plus propre à rendre mon idée sensible, que la circonstance où se trouve le pilote, n’est qu’un cas particulier de la situation ou se trouve l’homme dans la nature, environné, pressé, traversé, choqué par tous les êtres : suivons-la. Si le pilote ne pensoit qu’à éviter les ro-

chers qui paroissent à la surface de la mer, le naufrage

de sa barque, entre-ouverte par quelqu’écueil caché sous les eaux, lui apprendroit sans doute à craindre d’autres dangers que ceux qu’il apperçoit ; il n’iroit pas bien loin non plus, s’il falloit qu’en partant il vît le port où il desire arriver. Comme lui, l’homme est bientôt averti par les effets trop sensibles d’êtres qu’il avoit cessé de voir, soit en s’éloignant, soit dans le sommeil, ou seulement en fermant les yeux, que les objets ne sont point anéantis pour avoir disparu, & que les limites de ses sensations ne sont point les limites de l’univers. De-là naît un nouvel ordre de choses, un nouveau monde intellectuel, aussi vaste que le monde sensible étoit borné. Si un objet emporté loin du spectateur par un mouvement rapide, se perd enfin dans l’éloignement, l’imagination suit son cours au-delà de la portée des sens, prévoit ses effets, mesure sa vitesse ; elle conserve le plan des situations relatives des objets que les sens ne voyent plus ; elle tire des lignes de communication des objets de la sensation actuelle à ceux de la sensation passée, elle en mesure la distance, elle en détermine la situation dans l’espace ; elle parvient même à prévoir les changemens qui ont dû arriver dans cette situation, par la vîtesse plus ou moins grande de leur mouvement. L’expérience vérifie tous ses calculs, & dès-là ces objets absens entrent, comme les présens, dans le système général de nos desirs, de nos craintes, des motifs de nos actions, & l’homme, comme le pilote, évite & cherche des objets qui échappent à tous ses sens.

Voilà une nouvelle chaîne & de nouvelles relations par lesquelles les êtres supposés hors de nous se lient encore à la conscience du moi, non plus par la simple perception simultanée, puisque souvent ils ne sont point apperçûs du-tout, mais par la connexité qui enchaîne entr’eux les changemens de tous les êtres & nos propres sensations, comme causes & effets les uns des autres. Comme cette nouvelle chaîne de rapports s’étend à une foule d’objets hors de la portée des sens, l’homme est forcé de ne plus confondre les êtres mêmes avec ses sensations, & il apprend à distinguer les uns des autres, les objets présens, c’est-à-dire renfermés dans les limites de la sensation actuelle, & liés avec la conscience du moi par une perception simultanée ; & les objets absens, c’est-à-dire des êtres indiqués seulement par leurs effets, ou par la mémoire des sensations passées ; que nous ne voyons pas, mais qui par un enchaînement quelconque de causes & d’effets, agissent sur ce que nous voyons, que nous verrions s’ils étoient placés dans une situation & à une distance convenable, & que d’autres êtres semblables à nous voyent peut-être dans le moment même ; c’est-à-dire encore que ces êtres, sans nous être présens par la voie des sensations, forment entr’eux, avec ce que nous voyons & avec nous-mêmes, une chaîne de rapports, soit d’actions réciproques, soit de distance seulement ; rapports dans lesquels le moi étant toûjours un des termes, la réalité de tous les autres nous est certifiée par la conscience de ce moi.

Essayons à-présent de suivre la notion de l’existence dans les progrès de sa formation. Le premier fondement de cette notion est la conscience de notre propre sensation, & le sentiment du moi qui résulte de cette conscience. La relation nécessaire entre l’être appercevant & l’objet apperçû, considéré hors du moi, suppose dans les deux termes la même réalité ; il y a dans l’un & dans l’autre un fondement de cette relation, que l’homme, s’il avoit un langage, pourroit désigner par le nom commun d’existence ou de présence ; car ces deux notions ne seroient point encore distinguées l’une de l’autre.

L’habitude de voir reparoître les objets sensibles