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amené par l’enchaînement des causes, & mes mouvemens n’y auront servi de rien ; si je n’y arrive pas, ce sera encore à l’enchaînement des causes que je pourrai m’en prendre.

La réponse est facile. Les prieres, les vœux, les conseils, les exhortations, les lois, les actions humaines, tout cela entre dans l’ordre des causes des évenemens. L’évenement n’est certain, que parce que les causes sont proportionnées ; de sorte qu’il sera toûjours vrai de dire, que ce seront vos prieres qui auront obtenu cet heureux succès, vos conseils qui auront fait prendre ce parti, vos mouvemens qui auront fait réussir cette affaire ; puisque dans l’ordre de la providence, vos prieres entrent parmi les causes de ce succès ; vos conseils, parmi les causes de la détermination à ce parti ; & vos actions, parmi les causes de la réussite de cette affaire.

En un mot, quoique tout l’avenir soit déterminé ; comme nous ignorons de quelle maniere il est déterminé, & que nous savons certainement que cette détermination est conséquente à nos actions ; il est clair que dans la pratique, nous devons nous conduire comme s’il n’étoit pas déterminé.

J’ajoûte qu’en se conduisant d’après les principes que nous réfutons, on prétendroit intervertir l’ordre des choses ; on voudroit mettre les actions après la préordination de Dieu, pendant qu’au contraire, cette préordination suppose nos actions dans l’ordre des possibles : donc tout ce raisonnement est d’après une fausse supposition.

D’ailleurs on voit assez que cette difficulté n’est pas particuliere à l’opinion de l’enchaînement des causes ; elle attaque la Providence en général, la prescience, la simple futurition des choses, quand on soûtient qu’elle est dès-à-présent déterminée.

Cette opinion de la fatalité, appliquée à la conduite de la vie, est ce qu’on appelle le destin à la turque, fatum mahumetanum ; parce qu’on prétend que les Turcs, & parmi eux principalement les soldats, se conduisent d’après ce principe.

Nous voyons aussi parmi nous beaucoup de gens qui portent au jeu cette opinion, & qui comptent sur leur bonheur ou sur le malheur de leur adversaire ; qui craignent de joüer lorsqu’ils sont, disent-ils, en malheur, & qui ne hasardent pas de grosses sommes contre ceux qu’ils voyent en bonheur. Cependant je crois qu’on ne doit point estimer au jeu, & faire entrer en ligne de compte, le bonheur & le malheur. Les seules regles qu’on puisse suivre à cet égard, s’il y en a quelqu’une, sont celles que prescrit le calcul, & l’analyse des hasards : or ces regles n’autorisent point du tout la conduite des joüeurs fatalistes.

Car ou il faut avoir égard aux coups passés pour estimer le coup prochain, ou il faut considérer le coup prochain, indépendamment des coups déjà joüés (ces deux opinions ont leurs partisans). Dans le premier cas, l’analyse des hasards me conduit à penser que si les coups précédens m’ont été favorables, le coup prochain me sera contraire ; que si j’ai gagné tant de coups, il y a tant à parier que je perdrai celui que je vas joüer, & vice versâ. Je ne pourrai donc jamais dire : je suis en malheur, & je ne risquerai pas ce coup-là ; car je ne pourrois le dire que d’après les coups passés qui m’ont été contraires ; mais ces coups passés doivent plûtôt me faire espérer que le coup suivant me sera favorable.

Dans le second cas, c’est-à-dire si on regarde le coup prochain comme tout-à-fait isolé des coups précédens, on n’a point de raison d’estimer que le coup prochain sera favorable plûtôt que contraire, ou contraire plûtôt que favorable ; ainsi on ne peut pas regler sa conduite au jeu, d’après l’opinion du destin, du bonheur, ou du malheur.

Ce que nous disons ici du jeu, doit s’appliquer aussi à toutes les affaires de la vie ; car quoique le bon ou le mauvais succès dans les entreprises, dépende souvent d’une infinité de circonstances qu’on ne peut pas soûmettre aux lois du calcul, & qui semblent ne suivre que celles de la fatalité, il est pourtant déraisonnable de régler la moindre de ses démarches, & de fonder la plus foible espérance ou la crainte la plus legere, sur cette opinion du bonheur & du malheur.

Les préjugés opposent à ces principes, qu’il y a des tems malheureux où on ne peut rien entreprendre qui réussisse ; des gens malheureux à qui on ne peut rien confier, & réciproquement des tems heureux & des personnes heureuses.

Mais que veulent dire ces expressions qu’on fait valoir contre ce que nous soûtenons ici ? elles ne signifient rien autre chose, sinon qu’il y a des gens à qui ces circonstances cachées & imprévûes qu’on ne peut ni détourner ni faire naître, ont été jusqu’à présent contraires ou favorables ; mais qui nous répondra qu’elles seront encore favorables dans une affaire qu’il est question d’entreprendre, ou sur quel fondement pensons-nous qu’elles seront contraires ? le passé peut-il nous être en ceci garant de l’avenir ? De quel droit suppose-t-on quelque similitude dans des circonstances qui par l’hypothèse sont cachées & imprévûes ?

C’est pourquoi, afin de donner un exemple de ceci, le mot qu’on prête au cardinal Mazarin choisissant un général, est-il heureux ? me paroît peu juste, puisque les succès passés de ce général n’étant pas dûs à son habileté (par la supposition), ne pouvoient pas répondre de ses succès futurs ; & il falloit toûjours demander, est-il habile ? J’aimerois encore mieux la maxime opposée du cardinal de Richelieu, qu’imprudent & malheureux sont synonymes, (quoiqu’elle ne me semble pas tout-à-fait exacte) ; puisqu’on peut absolument se persuader que parmi les causes du mauvais succès d’un évenement passé, il est toûjours entré quelques fautes de la part de celui qu’on appelle malheureux ; fautes que des conjectures plus fines & une prudence plus consommée auroient pû faire éviter : au lieu qu’il est toûjours impossible de prévoir, & déraisonnable de supposer qu’un homme sera heureux ou malheureux dans une affaire qu’il est question d’entreprendre.

Nous finirons cet article par une remarque : c’est qu’il y a peu de matiere sur laquelle la Philosophie, tant ancienne que moderne, se soit autant exercée que sur celle-ci. Un auteur (Frider. Arpe, theatrum fati) compte jusqu’à cent soixante & tant d’écrivains qui ont traité ce sujet dans des ouvrages particuliers. La lecture de tous ces écrits ne pourroit pas donner des idées nettes sur le sujet que nous venons de traiter, & ne serviroit peut-être qu’à mettre beaucoup de confusion dans l’esprit. Ce qui nous fournit une réflexion que nous soûmettons au jugement des lecteurs, c’est qu’on ne lit point la bonne Métaphysique ; il faut la faire, c’est une nourriture qu’il faut digérer soi-même, si l’on veut qu’elle apporte la vie & la santé. Il me semble qu’une recherche métaphysique est un problème à résoudre : il faut avoir les données, mais on ne doit emprunter la solution de personne. Je me suis efforcé de suivre cette maxime ; & je crois que c’est faute de l’observer, que la Métaphysique a demeuré si long-tems sans faire de progrès. Celui qui observe la Nature & celui qui l’employe, peuvent suivre les traces de ceux qui les ont précédés. Dans la route immense qu’ils ont à parcourir, ils doivent partir du point où les hommes ont été conduits par les expériences, & c’est à eux à en faire de nouvelles en supposant les anciennes ; mais malheur à la Philosophie, si le métaphy-