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qu’un effet est tel, pourroit faire qu’il est tout autre, ce qui est une contradiction dans les termes, le nouvel effet n’auroit point de raison suffisante, ou l’ancien n’en auroit pas eu s’il eût existé ; car comment pourroit-on dire que cette raison étoit pour l’effet qui n’a pas eu lieu une raison suffisante d’être tel, lorsque cette même raison étant posée l’effet a été tout autre ? La raison suffisante d’un effet quelconque, quoique liée infailliblement avec cet effet, ne rend donc pas cet effet nécessaire ; d’où il suit que toute liaison infaillible n’est pas pour cela nécessaire.

2°. Je demande au philosophe qui admet la providence & la prescience de Dieu, & qui me fait cette objection, si un évenement dépendant d’une cause libre, que Dieu a prévû, qui est un moyen dans l’ordre de sa providence, & qui tient par conséquent à tout le système, si un tel évenement, dis-je, peut ne point arriver : il est obligé de me répondre qu’un tel évenement est absolument infaillible & ne peut pas ne point arriver ; or cette sorte de nécessité que l’évenement arrive, & qu’il est obligé de m’avoüer selon lui-même, n’empêche pas l’évenement d’être libre. Cette espece de nécessité n’est donc autre chose que ce que nous appellons infaillibilité, & on ne peut pas la confondre avec la nécessité métaphysique & destructive de la liberté.

3°. Si les bornes de cet article le permettoient, nous pourrions rapprocher de ces principes les doctrines les mieux établies par les Théologiens sur les matieres de la grace & de la prédestination, & faire voir combien ce que nous avançons ici y est conforme. On y voit par-tout la certitude de la prédestination, l’efficacité de la grace, &c. liées infailliblement avec le salut, avec la bonne action, & ne blessant point les droits du libre arbitre. Ce sont précisément les mêmes principes que nous généralisons, en leur faisant embrasser tous les états de l’homme & de l’univers ; mais nous laissons aux lecteurs instruits en ces matieres, le soin de s’en convaincre par quelques réflexions & d’après la lecture des articles Grace, Prédestination.

Troisieme Question.
L’évenement fatal est-il infaillible ?

Nous y répondons en disant que l’enchaînement des causes détermine infailliblement l’existence de l’évenement fatal.

Et d’abord la même force qui établit dans la nature la suite & l’enchaînement des causes qui amenent l’évenement, détermine aussi l’existence de l’évenement dans tel ou tel point de l’espace, & dans tel ou tel point de la durée ; or la force qui unit dans la nature une cause à une autre cause n’est jamais vaincue.

En second lieu, supposer que ce que la fatalité entraîne n’arrive pas, c’est supposer que l’être à qui l’évenement fatal étoit prépare n’est plus le même être, que ce monde n’est plus le même monde dont Dieu avoit déterminé l’existence & prévû les mouvemens. Car en supposant qu’il arrive un évenement différent de l’évenement fatal, la multitude infinie des effets qui tenoient à l’évenement fatal demeure supprimée ; l’évenement différent entraîne d’autres suites que l’évenement fatal, ces suites en entraînent d’autres, & ce changement unique propagant son action dans tous les sens s’étend bien-tôt à tous les êtres, boulverse l’ordre, rompt la chaîne des causes, & change la face de l’Univers. Supposition dont on sent l’absurdité.

Par-là on peut juger de ce que veulent dire toutes ces propositions : ah, si j’eusse été là, si j’avois prévû, &c. j’aurois échappé au danger dont le destin me menaçoit !

On peut dire : celui que le destin menace ne va point là, & ne prévoit point, & nous parlons de celui-là même que le destin menaçoit.

Mais ce qui trompe en ceci, c’est que les circonstances du tems & du lieu étant celles dont on fait abstraction avec le plus de facilité, on se dissimule qu’elles entrent elles-mêmes dans l’ordre des causes coordonnées, & on croit pouvoir attaquer la certitude de la futurition d’un évenement fatal avec plus de succès en le considérant relativement à ces circonstances. On dit d’un homme assommé dans une rue par la chûte d’une tuile, qu’il pouvoit bien ne pas passer par-là ou y passer dans un autre tems, & on ne se permet pas de penser que la tuile pouvoit ne pas tomber dans ce tems-là avec un tel degré de force & avec une telle direction.

On ne prend pas garde qu’il étoit aussi coordonné (& je prens ce mot à la rigueur) que cet homme passât quand la tuile tomboit, qu’il étoit coordonné que la tuile tombât quand cet homme passoit. En effet, pourquoi imagine-t-on que cet homme pouvoit bien ne pas passer ? c’est parce qu’on remarque que plusieurs déterminations libres de sa part ont concouru à lui faire prendre son chemin par-là. Mais je vois aussi plusieurs causes libres parmi celles qui ont déterminé la tuile à tomber, & à tomber dans un tel tems avec un tel degré de force, &c. comme la volonté des ouvriers qui l’ont faite & placée d’une certaine maniere, la négligence du maître de la maison, &c. On pourroit donc imaginer avec autant de fondement que la tuile pouvoit ne pas tomber, qu’on imagine que l’homme assommé pouvoit ne pas passer.

Mais la vérité est que l’un & l’autre évenement étoit coordonné, infaillible, puisque l’un & l’autre étoient amenés par l’enchaînement des causes, puisque l’un & l’autre tenoient au système de l’Univers, entroient dans les vûes de la Providence, &c.

Au reste, & nous l’avons déjà remarqué, cette infaillibilité des évenemens, même alors qu’ils dépendent de l’action des causes intelligentes, n’entraîne point la ruine de leur liberté. On trouvera les preuves de cette vérité, qui est un principe en Théologie, aux articles Grace, Prédestination, & Préscience ; nous y renvoyons nos lecteurs.

Quatrieme et derniere Question.
La doctrine de la fatalité peut-elle entrer pour quelque chose dans les motifs des déterminations des êtres libres ?

Pour répondre à cette question, il suffira de réfuter le sophisme que les Philosophes appellent de la raison paresseuse.

On dit donc : si tout est reglé dès-à-present ; si l’enchaînement des causes emporte l’infaillibilité de tous les évenemens, les prieres & les vœux adressés à l’Être suprème, les conseils & les exhortations des hommes les uns envers les autres, les lois humaines, &c. tout cela ne peut servir de rien. On ajoûte que les hommes doivent demeurer dans une inaction parfaite, dans tous les cas où ils auront quelque occasion d’agir : car, ou les choses pour lesquelles on adresseroit des prieres à Dieu, doivent être amenées par l’enchaînement des causes ; & en ce cas, il est inutile de les demander, elles arriveront certainement : ou elles ne sont pas du nombre des évenemens qui doivent suivre l’enchaînement des causes ; & en ce cas, elles ne peuvent pas arriver, & il est encore inutile de les demander.

On peut dire la même chose des conseils, des exhortations, & des lois : car si les actions auxquelles nous portent tous ces motifs moraux, sont de celles qui entrent dans la suite des évenemens préétablie par Dieu, on les fera certainement ; & si elles n’y entrent pas, tous ces motifs réunis ne les feront pas faire.

Enfin, que j’agisse ou que je n’agisse point, pour procurer la réussite d’une entreprise, pour parvenir à un but ; si j’y arrive, cet évenement aura été