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pour le public. Il ne s’attendoit pas à cette réponse, & il en fut fort scandalisé : mais c’est tout ce qu’il en arriva, & les choses allerent leur train à l’ordinaire. Une conduite si peu religieuse & si peu chrétienne nuit infiniment à la piété.

Une derniere observation que je fais sur les arrangemens exposés ci-dessus, c’est qu’ils ôteroient tout prétexte, ce me semble, à la plûpart des railleries & des reproches que font les Déistes & les Protestans sur la religion. On sait que s’ils attaquent cette religion sainte, c’est moins dans ses fondemens inébranlables, que dans sa forme & dans ses usages indifférens : or toutes les propositions de ce mémoire tendent à leur ôter les occasions de plainte & de murmure. Aussi bien convaincu que les pratiques arbitraires, usitées dans l’église romaine, lui ont plus attiré d’ennemis que tous les articles de la créance catholique, je pense, à l’égard des Protestans, que si l’on se rapprochoit un peu d’eux sur la discipline, ils pourroient bien se rapprocher de nous sur le dogme.

Premiere objection. Le grand avantage que vous envisagez dans la suppression des fêtes, c’est l’épargne des dépenses superflues qui se font ces jours-là, & que l’on éviteroit, dites-vous, en rejettant les fêtes au dimanche : mais cette épargne prétendue est indifférente à la société, d’autant que l’argent déboursé par les uns, va nécessairement au profit des autres, je veux dire à tous ceux qui travaillent pour la bonne chere & la parure, pour les amusemens, les jeux, & les plaisirs. L’un gagne ce que l’autre est censé perdre, & par-là tout rentre dans la masse. Ainsi le dommage que vous imaginez dans certaines dépenses, & le gain que vous croyez appercevoir dans certaines épargnes, sont absolument chimériques.

Réponse. La grande utilité que j’envisage dans l’exécution de mon projet, n’est point l’épargne qu’on gagne par la suppression des fêtes, puisque je ne la porte qu’au tiers du gain total que je démontre. En effet j’estime à dix sous par jour de fête la perte que fait chaque travailleur par la cessation des travaux, & je ne mets qu’à cinq sous l’augmentation de dépense : ainsi l’épargne dont il s’agit n’est que la moindre partie des avantages qu’on trouveroit dans la diminution des fêtes. La principale utilité d’un tel retranchement, consiste dans l’augmentation des travaux, & conséquemment des fruits qu’un travail continu ne peut manquer de produire. Mais indépendamment de ce défaut dans l’objection, je soûtiens quant au fond, que le raisonnement qu’on oppose là-dessus est frivole & mal fondé : car enfin la question dont il s’agit ne roule point sur l’argent qui se dépense durant les fêtes, & que je veuille épargner en faveur du public. Il est bien certain que l’argent circule & qu’il passe d’une main à l’autre dans le commerce des amusemens & des plaisirs ; mais tout cela ne produit rien de physique, & n’empêche point la perte générale & particuliere qu’entraîne toûjours le divertissement & l’oisiveté. Si chacun pouvoit se réjoüir & dépenser à son gré, sans que la masse des biens diminuât, ce seroit une pratique des plus commodes : malheureusement cela n’est pas possible ; on voit au contraire que des dépenses inutiles & mal-placées, loin de soûtenir le commerce & l’opulence générale, ne produisent au vrai que des anéantissemens & de la ruine : le tout indépendamment de l’espece, qui ne sert en tout cela que de véhicule.

Et qu’on ne dise point, comme c’est l’ordinaire, que les amusemens, les jeux, les festins, &c. occupent & font vivre bien du monde, & qu’ils produisent par conséquent une heureuse circulation : car c’est une raison pitoyable. Avec ce raisonnement, on va montrer que la plûpart des pertes & des calamités

publiques & particulieres, sont de vrais biens politiques.

La guerre qu’on regarde comme un fléau, n’est plus un malheur pour l’état, puisqu’enfin elle occupe & fait vivre bien du monde. Une maladie contagieuse qui desole une ville ou une province, n’est point encore un grand mal, vû qu’elle occupe avec fruit tous les suppôts de la Medecine, &c. & suivant le même raisonnement, celui qui se ruine par les procès ou par la débauche, se rend par-là fort utile au public, d’autant qu’il fait le profit de ceux qui servent ses excès ou ses folies ; que dis-je, un incendiaire en brûlant nos maisons mérite des récompenses, attendu qu’il nous met dans l’heureuse nécessité d’employer bien du monde pour les rétablir ? & un machiniste, au contraire, en produisant des facilités nouvelles pour diminuer le travail & la peine dans les gros ouvrages, ne peut mériter que du blâme pour une malheureuse découverte qui doit faire congédier plusieurs ouvriers.

Pour moi je pense que l’enrichissement d’une nation est de même nature que celui d’une famille. Comment devient-on riche pour l’ordinaire ? Par le travail & par l’économie ; travail qui enfante de nouveaux biens ; économie qui sait les conserver & les employer à-propos. Ce n’est pas assez pour enrichir un peuple, de lui procurer de l’occupation. La guerre, les procès, les maladies, les jeux, & les festins occupent aussi réellement que les travaux de l’agriculture, des fabriques, ou du commerce : mais de ces occupations les unes sont fructueuses & produisent de nouveaux biens, les autres sont stériles & destructives.

Je dis plus, quand même le goût du luxe & des superfluités feroit entrer de l’argent dans le royaume, cela ne prouveroit point du tout l’accroissement de nos richesses, & n’empêcheroit pas les dommages qui suivent toûjours la dissipation & la prodigalité. Voilà sur cela mon raisonnement.

L’Europe entiere possede au moins trois fois plus d’especes qu’elle n’en avoit il y a trois cents ans ; elle a même pour en faciliter la circulation bien des moyens qu’on n’avoit pas encore trouvés. L’Europe est-elle à proportion plus riche qu’elle n’étoit dans ces tems-là ? Il s’en faut certainement beaucoup. Les divers états, royaumes, ou républiques, ne connoissoient point alors les dettes nationales ; presque tous aujourd’hui sont obérés à ne pouvoir s’en relever de long-tems. On ne connoissoit point aussi pour lors ce grand nombre d’impositions dont les peuples d’Europe sont chargés de nos jours.

Les arts, les métiers, les négoces étoient pour tout le monde d’un abord libre & gratuit ; au lieu qu’on n’y entre à-présent qu’en déboursant des sommes considérables. Les offices & les charges de judicature, les emplois civils & militaires étoient le fruit de la faveur ou du mérite ; maintenant il faut les acheter, si l’on y veut parvenir : par conséquent il étoit plus facile de se donner un état, & de vivre à son aise en travaillant ; & dès-là il étoit plus facile de se marier & d’élever une famille. On sent qu’il ne falloit qu’être laborieux & rangé. Qu’il s’en faut aujourd’hui que cela suffise !

Je conclus de ces tristes différences, que nous sommes réellement plus agités, plus pauvres, plus exposés aux chagrins & aux miseres, en un mot moins heureux & moins opulens, malgré les riches buffets & les tas d’or & d’argent si communs de nos jours.

L’acquisition des métaux précieux, ni la circulation des especes ne sont donc pas la juste mesure de la richesse nationale ; & comme je l’ai dit, ce n’est point sur cela que doit rouler la question présente.

Il s’agit simplement de savoir si le surcroît de dépense qui se fait toûjours pendant les fêtes, n’occa-