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sionne pas quelque diminution des biens réels ; & si les excès, les festins, & autres superfluités communes en ces sortes de jours, bien que profitables à quelques particuliers, ne sont pas véritablement dommageables à la société : sur quoi l’on peut établir comme un axiome de gouvernement, que l’augmentation ou la diminution des biens physiques, est la mesure infaillible de l’enrichissement ou de l’appauvrissement des états ; & qu’ainsi un travail continu de la part des sujets augmentant à coup sûr la quantité de ces biens, doit être beaucoup plus avantageux à la nation, que les superfluités & les dépenses qui accompagnent les fêtes parmi nous.

Il est visible en effet qu’une portion considérable des biens les plus solides se prodigant chez nous durant les fêtes, la masse entiere de ces vrais biens est nécessairement diminuée d’autant ; perte qui se répand ensuite sur le public & sur les particuliers : car il n’est pas vrai, comme on le dit, que l’un gagne tout ce que l’autre dépense. Le bûveur, l’homme de bonne-chere & de plaisir qui dissipe un loüis mal-à-propos, perd à la vérité son loüis à pur & à plein ; mais le cabaretier, le traiteur qui le reçoit, ne le gagne pas également : à peine y fait-il un quart ou un cinquieme de profit, le reste est en pure perte pour la société. En un mot toute consommation de vivres ou d’autres biens dont on use à contretems & dont on prive souvent sa famille, devient une véritable perte que l’argent ne répare point en passant d’une main à l’autre : l’argent reste, il est vrai ; mais le bien s’anéantit. Il en résulte que si par la suppression des fêtes nous étions tout-à-coup délivrés des folles dépenses qui en sont la suite inévitable, ce seroit sans contredit une épargne fructueuse & une augmentation sensible de notre opulence ; outre que les travaux utiles, alors beaucoup mieux suivis qu’à présent, produiroient chez nous une abondance générale.

Pour mieux développer cette vérité, supposons que la nation françoise dépensât durant une année moitié moins de toute sorte de biens ; que néanmoins les choses fussent arrangées de façon que chacun travaillât moitié davantage ou moitié plus fructueusement, & qu’en conséquence toutes les productions de nos terres, fabriques, & manufactures, devinssent deux ou trois fois plus abondantes ; n’est-il pas visible qu’à la fin d’une telle année la nation se trouveroit infiniment plus à l’aise, ou pour mieux dire, dans l’affluence de tous biens, quand même il n’y auroit pas un sou de plus dans le royaume ?

Si cet accroissement de richesses est constant pour une année entiere, il l’est à proportion pour six mois, pour quatre, ou pour deux ; & il l’est enfin à proportion pour tant de fêtes qu’il s’agit de supprimer, & qui nous ôtent à Paris un douzieme des jours ouvrables. En un mot, il est également vrai dans la politique & dans l’économie, également vrai pour le public & pour les particuliers, que le grand moyen de s’élever & de s’enrichir est de travailler beaucoup, & d’éviter la dépense : c’est par ce loüable moyen que des nations entieres se sont aggrandies, & c’est par la même voie que tant de familles s’élevent encore tous les jours. Voyez Epargne.

Mais, poursuit on, qu’on dise & qu’on fasse tout ce que l’on voudra, il est toûjours vrai que si le public gagnoit à la suppression des fêtes, certaines professions y perdroient infailliblement, comme les Cabaretiers, les Traiteurs, & les autres artisans du luxe & des plaisirs.

A cela je pourrois dire : soit, que quelques professions perdent, pourvû que la totalité gagne sensiblement. Plusieurs gagnent aux maladies populaires ; s’avise-t-on de les plaindre parce que leur gain diminue avec le mal épidémique ? Le bien & le

plus grand bien national ne doit-il pas l’emporter sur ces considérations particulieres ?

Au reste, je veux répondre plus positivement, en montrant que les professions que l’on croit devoir être lésées dans la suppression des fêtes, n’y perdront ou rien ou presque rien. Qui ne voit en effet que si les moindres particuliers gagnent à cette suppression, tant par l’augmentation de leurs gains que par la cessation des folles dépenses, ils pourront faire alors & feront communément une dépense plus forte & plus raisonnable ? Tel, par exemple, qui dissipe 30 sous pour s’enivrer un jour de fête, & qui en conséquence fait maigre chere & boit de l’eau le reste du tems ; au lieu de faire cette dépense ruineuse pour le ménage & pour la santé, fera la même dépense dans le cours de la semaine, & boira du vin tous les jours de travail ; ce qui sera pour lui une nourriture journaliere, & une source de joie, d’union, & de paix dans sa famille.

Remarquez que les raisonnemens qui font voir en ceci l’avantage des particuliers, prouvent en même tems une augmentation de gain pour les fermiers des aides : ainsi l’on se persuade qu’ils ne seront point alarmés des arrangemens que nous proposons.

Au surplus, ce que nous disons du vin se peut dire également de la viande & des autres denrées. Le surcroît d’aisance où sera chaque travailleur influera bien-tôt sur sa table ; il fera beaucoup moins d’excès à la vérité, mais fera meilleure chere tous les jours ; & les professions qui travaillent pour la bouche, loin de perdre à ce changement verront augmenter leur commerce.

J’en dis autant de la dépense des habits. Quand une fois les fêtes seront rejettées au dimanche, on aura moins de frais à faire pour l’élégance & la parure superflue ; & c’est pourquoi l’on s’accordera plus volontiers le nécessaire & le commode : & non seulement chaque ménage, mais encore chaque branche de commerce y trouvera des utilités sensibles.

J’ajoûte enfin que si ces nouveaux arrangemens faisoient tort à quelques professions, c’est un si petit objet, comparé à l’économie publique & particuliere, qu’il ne mérite pas qu’on y fasse attention. D’ailleurs ces pretendus torts, s’il en est, ne se font pas sentir tout d’un coup. Les habitudes vicieuses ne sont que trop difficiles à déraciner, & les réformes dont il s’agit iront toûjours avec assez de lenteur : de sorte que la profession qui sera moins employée se tournera insensiblement d’un autre côté, & chacun trouvera sa place comme auparavant.

II. Objection. Vous ne prenez pas garde que vous donnez dans un relâchement dangereux ; & que dans un tems où les fideles ne sont déjà que trop portés à secoüer le joug de l’austérité chrétienne, vous faites des propositions qui ne respirent que l’aisance & la douceur de la vie.

Réponse. Je ne vois pas sur quoi fondé l’on m’accuse de tendre au relâchement par les diverses propositions que je fais dans cet écrit : ce n’est point sans doute sur ce que je propose de supprimer la plûpart de nos fêtes ; c’est là une proposition rebattue, qui n’est pas plus de moi que de mille autres. Plusieurs de nos évêques ont déjà commencé la réforme ; &, comme on l’a dit ci-devant, presque toutes les nations chrétiennes nous ont donné l’exemple, en Italie, en Allemagne, dans les Pays-Bas, & jusqu’en Arménie. En un mot, ce qu’il y a de moi proprement dans ce plan de la transposition des fêtes, c’est la simple exposition des avantages qui en résulteroient & pour la religion & pour l’économie publique ; avantages au reste que je n’ai point vûs démontrés ailleurs.