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Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 7.djvu/11

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Cette lenteur de succès, jointe à des occupations particulieres, & peut-être à un peu de paresse, a privé le Public de la Grammaire que l’Auteur avoit promise ; perte très-difficile à réparer dans ce siecle même, où la Grammaire plus que jamais cultivée par des Philosophes, commence à être mieux approfondie & mieux connue. M. du Marsais se contenta de publier en 1731 l’abrégé de la Fable du P. Jouvenci, disposé suivant sa Méthode ; le texte pur d’abord, ensuite le même texte sans inversion & sans mots sous entendus ; au-dessous de ce texte la version interlinéaire, & au-dessous de cette version la vraie traduction en Langue françoise. C’est le dernier Ouvrage qu’il a donné au Public ; on a trouvé dans ses papiers plusieurs versions de ce genre qu’il seroit facile de mettre au jour, si on les jugeoit utiles.

Il avoit composé pour l’usage de ses Eleves ou pour le sien, d’autres Ouvrages qui n’ont point paru. Nous ne citerons que sa Logique ou réflexions sur les opérations de l’esprit ; ce traité contient sur l’art de raisonner tout ce qu’il est utile d’apprendre, & sur la Métaphysique tout ce qu’il est permis de savoir. C’est dire que l’Ouvrage est très-court ; & peut-être pourroit-on l’abréger encore.

L’éducation de MM. de Bauffremont finie, M. du Marsais continua d’exercer le talent rare qu’il avoit pour l’éducation de la jeunesse ; il prit une Pension au Faubourg S. Victor, dans laquelle il élevoit suivant sa méthode un certain nombre de jeunes gens ; mais des circonstances imprévues le forcerent d’y renoncer. Il voulut se charger encore de quelques éducations particulieres, que son âge avancé ne lui permit pas de conserver long tems : obligé enfin de se borner à quelques leçons qu’il faisoit pour subsister, sans fortune, sans espérance, & presque sans ressource, il se réduisit à un genre de vie fort étroit. Ce fut alors que nous eumes le bonheur de l’associer à l’Encyclopédie ; les articles qu’il lui a fournis, & qui sont en grand nombre dans les six premiers volumes, feront à jamais un des principaux ornemens de cet Ouvrage, & sont supérieurs à tous nos éloges. La Philosophie saine & lumineuse qu’ils contiennent, le savoir que l’Auteur y a répandu, la précision des regles & la justesse des applications, ont fait regarder avec raison cette partie de l’Encyclopédie comme une des mieux traitées. Un succès si général & si juste ne pouvoit augmenter l’estime que les gens de Lettres avoient depuis long-tems pour l’Auteur, mais le fit connoître d’un grand nombre de gens du monde, dont la plûpart ignoroient jusqu’à son nom. Enhardi & soûtenu par les marques les moins équivoques de l’approbation publique, il crut pouvoir en faire usage pour se procurer le nécessaire qui lui manquoit. Il écrivit à un Philosophe, du petit nombre de ceux qui habitent Versailles, pour le prier de s’intéresser en sa faveur auprès des distributeurs des graces. Ses ouvrages & ses travaux, recommandation trop inutile, étoient la seule qu’il pût faire parler pour lui. Il se comparoit dans sa Lettre, au Paralytique de trente-huit ans, qui attendoit en vain que l’eau de la piscine fût agitée en sa faveur. Cette Lettre touchante eut l’effet qu’elle devoit avoir à la Cour, où les intérêts personnels étouffent tout autre intérêt, où le mérite a des amis timides qui le servent foiblement, & des ennemis ardens, attentifs aux occasions de lui nuire. Les services de M. du Marsais, sa vieillesse, ses infirmités, les prieres de son ami, ne purent rien obtenir. On convint de la justice de ses demandes, on lui témoigna beaucoup d’envie de l’obliger ; ce fut tout le fruit qu’il retira de la bonne volonté apparente qu’on lui marquoit. La plus grande injure que les gens en place puissent faire à un homme de Lettres, ce n’est pas de lui refuser l’appui qu’il a droit d’attendre d’eux ; c’est de le laisser dans l’oppression ou dans l’oubli, en voulant paroître ses protecteurs. L’indifférence pour les talens ne les offense pas toûjours, mais elle les révolte quand elle cherche à se couvrir d’un faux air d’intérêt ; heureusement elle se démasque bientôt elle-même, & les moins clairvoyans n’y sont pas long-tems trompés.

M. du Marsais, avec moins de délicatesse & plus de talent pour se faire valoir, eût peut-être trouvé chez quelques Citoyens riches & généreux, les secours qu’on lui refusoit d’ailleurs. Mais il avoit assez vécu pour apprendre à redouter les bienfaits, quand l’amitié n’en est pas le principe, ou quand on ne peut estimer la main dont ils viennent. C’est parce qu’il étoit très-capable de reconnoissance, & qu’il en connoissoit tous les devoirs, qu’il ne vouloit pas placer ce sentiment au hasard. Il racontoit à cette occasion avec une sorte de gaieté que ses malheurs ne lui avoient point fait perdre, un trait que Moliere n’eût pas laissé échapper, s’il eût pû le connoître : M. du Marsais, disoit un riche Avare, est un fort honnête homme ; il y a quarante ans qu’il est mon ami, il est pauvre, & il ne m’a jamais rien demandé.

Sur la fin de sa vie il crut pouvoir se promettre des jours un peu plus heureux ; son fils, qui avoit fait une petite fortune au Cap François, où il mourut il y a quelques années, lui donna par la disposition de son testament l’usufruit du bien qu’il laissoit. Peut-être un pere avoit-il droit d’en attendre davantage ; mais c’en étoit assez pour un vieillard & pour un Philosophe : cependant la distance des lieux & le peu de tems qu’il survécut à son fils,