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ne lui permirent de toucher qu’une petite partie de ce bien. Dans ces circonstances M. le Comte de Lauraguais, avantageusement connu à l’Académie des Sciences par différens Mémoires qu’il lui a présentés, eut occasion de voir M. du Marsais, & fut touché de sa situation ; il lui assûra une pension de 1000 liv. dont il a continué une partie à une personne qui avoit eu soin de la vieillesse du Philosophe : action de générosité qui aura parmi nous plus d’éloges que d’imitateurs.

Notre illustre Collegue, quoiqu’âgé de près de quatre-vingts ans, paroissoit pouvoir se promettre encore quelques années de vie, lorsqu’il tomba malade au mois de Juin de l’année derniere. Il s’apperçut bientôt du danger où il étoit, & demanda les Sacremens, qu’il reçut avec beaucoup de présence d’esprit & de tranquillité : il vit approcher la mort en sage qui avoit appris à ne la point craindre, & en homme qui n’avoit pas lieu de regretter la vie. La République des Lettres le perdit le 11 Juin 1756, après une maladie de trois ou quatre jours.

Les qualités dominantes de son esprit étoient la netteté & la justesse, portées l’une & l’autre au plus haut degré. Son caractere étoit doux & tranquille ; & son ame, toûjours égale, paroissoit peu agitée par les différens évenemens de la vie, même par ceux qui sembloient devoir l’affecter le plus. Quoiqu’accoûtumé à recevoir des loüanges, il en étoit très-flaté ; foiblesse, si c’en est une, pardonnable aux Philosophes mêmes, & bien naturelle à un homme de Lettres qui n’avoit point recueilli d’autre récompense de ses travaux. Peu jaloux d’en imposer par les dehors souvent grossiers d’une fausse modestie, il laissoit entrevoir sans peine l’opinion avantageuse qu’il avoit de ses Ouvrages ; mais si son amour-propre n’étoit pas toûjours caché, il se montroit sous une forme qui ne pouvoit choquer celui des autres. Son extérieur & ses discours n’annonçoient pas toûjours ce qu’il étoit ; il avoit l’esprit plus sage que brillant, la marche plus sûre que rapide, & plus propre aux matieres qui dépendent de la discussion & de l’analyse, qu’à celles qui demandent une impression vive & prompte. L’habitude qu’il avoit prise d’envisager chaque idée par toutes ses faces, & la nécessité où il s’étoit trouvé de parler presque toute sa vie à des enfans, lui avoient fait contracter dans la conversation une diffusion qui passoit quelquefois dans ses Ecrits, & qu’on y remarqua sur-tout à-mesure qu’il avança en âge. Souvent dans ses entretiens il faisoit précéder ce qu’il avoit à dire par des préambules dont on ne voyoit pas d’abord le but, mais dont on appercevoit ensuite le motif, & quelquefois la nécessité. Son peu de connoissance des hommes, son peu d’usage de traiter avec eux, & sa facilité à dire librement ce qu’il pensoit sur toutes sortes de sujets, lui donnoient une naïveté souvent plaisante, qui eût passé pour simplicité dans tout autre que lui ; & on eût pû l’appeller le La Fontaine des Philosophes. Par une suite de ce caractere, il étoit sensible au naturel, & blessé de tout ce qui s’en éloignoit ; aussi, quoiqu’il n’eût aucun talent pour le Théatre, on assûre qu’il ne contribua pas peu par ses conseils à faire acquérir à la célebre le Couvreur cette déclamation simple d’où dépend l’illusion du spectateur, & sans laquelle les représentations dramatiques, dénuées d’expression & de vérité, ne sont que des plaisirs d’enfant. Enfin il étoit, dit M. de Voltaire, du nombre de ces sages obscurs dont Paris est plein, qui jugent sainement de tout, qui vivent entr’eux dans la paix & dans la communication de la raison, ignorés des Grands, & très-redoutés de ces Charlatans en tout genre qui veulent dominer sur les esprits. Il se félicitoit d’avoir vû deux évenemens qui l’avoient beaucoup instruit, disoit-il, sur les maladies épidémiques de l’esprit humain, & qui le consoloient de n’avoir pas vécu sous Alexandre ou sous Auguste. Le premier de ces évenemens étoit le fameux système dont il avoit été une des victimes ; système très-utile en lui-même, s’il eût été bien conduit, & si son Auteur & le Gouvernement n’avoient pas été séduits & entraînés par le fanatisme du Peuple. Le second évenement étoit l’étrange folie des Convulsions & des miracles qui les ont annoncées ; autre espece de fanatisme qui auroit pû être dangereux s’il n’avoit pas été ridicule, qui a porté le coup mortel aux hommes parmi lesquels il est né, & qui les a fait tomber dans un mépris où ils resteront, si la persécution ne les en tire pas.

Nous avions tout lieu de craindre que la mort de M. du Marsais ne laissât dans l’Encyclopédie un vuide immense & irréparable ; nous nous sommes heureusement adressés pour le remplir à d’excellens Disciples de ce grand Maître, assez bien instruits de ses principes, non-seulement pour les développer avec netteté & les appliquer avec justesse, mais pour se les rendre propres, pour les étendre, & même pour oser quelquefois les combattre. M. Douchet, Professeur de Grammaire à l’Ecole Royale Militaire, & M. Beauzée son Collegue, ont bien voulu se charger à notre priere de continuer le travail de M. du Marsais. M. Paris de Meyzieu, Directeur général des Etudes & Intendant en survivance de la même Ecole, auteur de l’article Ecole Royale Militaire, a contribué, par l’intérêt qu’il prend à l’Encyclopédie, à nous procurer cet important secours ; il veut bien encore y joindre ses lumieres, & concourir, autant que ses occupations pourront le lui permettre,