Aller au contenu

Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 7.djvu/54

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

modicité des profits qu’il fait sur chacune, & que par conséquent le nombre des marchands se proportionne au nombre actuel des consommateurs, ensorte que chaque marchand corresponde à un certain nombre de ceux-ci. Cela posé, je suppose que le prix d’une denrée soit tel que pour en soûtenir le commerce, il soit nécessaire d’en vendre pour la consommation de trois cents familles, il est évident que trois villages dans chacun desquels il n’y aura que cent familles, ne pourront soûtenir qu’un seul marchand de cette denrée ; ce marchand se trouvera probablement dans celui des trois villages, où le plus grand nombre des acheteurs pourra se rassembler plus commodément, ou à moins de frais ; parce que cette diminution de frais fera préférer le marchand établi dans ce village, à ceux qui seroient tentés de s’établir dans l’un des deux autres : mais plusieurs especes de denrées seront vraissemblablement dans le même cas, & les marchands de chacune de ces denrées se réuniront dans le même lieu, par la même raison de la diminution des frais, & par ce qu’un homme qui a besoin de deux especes de denrées, aime mieux ne faire qu’un voyage pour se les procurer, que d’en faire deux ; c’est réellement comme s’il payoit chaque marchandise moins cher. Le lieu devenu plus considérable par cette réunion même des différens commerces, le devient de plus en plus ; parce que tous les artisans que le genre de leur travail ne retient pas à la campagne, tous les hommes à qui leur richesse permet d’être oisifs, s’y rassemblent pour y chercher les commodités de la vie. La concurrence des acheteurs attire les marchands par l’espérance de vendre ; il s’en établit plusieurs pour la même denrée. La concurrence des marchands attire les acheteurs par l’espérance du bon marché ; & toutes deux continuent à s’augmenter mutuellement, jusqu’à ce que le desavantage de la distance compense pour les acheteurs éloignés le bon marché de la denrée produit par la concurrence, & même ce que l’usage & la force de l’habitude ajoûtent à l’attrait du bon marché. Ainsi se forment naturellement différens centres de commerce ou marchés, auxquels répondent autant de cantons ou d’arrondissemens plus ou moins étendus, suivant la nature des denrées, la facilité plus ou moins grande des communications, & l’état de la population plus ou moins nombreuse. Et telle est, pour le dire en passant, la premiere & la plus commune origine des bourgades & des villes.

La même raison de commodité qui détermine le concours des marchands & des acheteurs à certains lieux, le détermine aussi à certains jours, lorsque les denrées sont trop viles pour soûtenir de longs transports, & que le canton n’est pas assez peuplé pour fournir à un concours suffisant & journalier. Ces jours se fixent par une espece de convention tacite, & la moindre circonstance suffit pour cela. Le nombre des journées de chemin entre les lieux les plus considérables des environs, combiné avec certaines époques qui déterminent le départ des voyageurs, telles que le voisinage de certaines fêtes, certaines échéances d’usage dans les payemens, toutes sortes de solennités périodiques, enfin tout ce qui rassemble à certains jours un certain nombre d’hommes, devient le principe de l’établissement d’un marché à ces mêmes jours ; parce que les marchands ont toûjours intérêt de chercher les acheteurs, & réciproquement.

Mais il ne faut qu’une distance assez médiocre pour que cet intérêt & le bon marché produit par la concurrence, soient contrebalancés par les frais de voyage & de transport des denrées. Ce n’est donc point au cours naturel d’un commerce animé par la liberté, qu’il faut attribuer ces grandes foires, où les produc-

tions d’une partie de l’Europe se rassemblent à grands frais, & qui semblent être le rendez-vous des nations. L’intérêt qui doit compenser ces frais exorbitans, ne vient point de la nature des choses ; mais il résulte des priviléges & des franchises accordées au commerce en certains lieux & en certains tems, tandis qu’il est accablé par-tout ailleurs de taxes & de droits. Il n’est pas étonnant que l’état de gêne & de vexation habituelle dans lequel le commerce s’est trouvé long-tems dans toute l’Europe, en ait déterminé le cours avec violence dans les lieux où on lui offroit un peu plus de liberté. C’est ainsi que les princes en accordant des exemptions de droits, ont établi tant de foires dans les differentes parties de l’Europe ; & il est évident que ces foires doivent être d’autant plus considérables, que le commerce dans les tems ordinaires est plus surchargé de droits.

Une foire & un marché sont donc l’un & l’autre un concours de marchands & d’acheteurs, dans des lieux & des tems marqués ; mais dans les marchés, c’est l’intérêt réciproque que les vendeurs & les acheteurs ont de se chercher ; dans les foires, c’est le desir de joüir de certains priviléges qui forme ce concours : d’où il suit qu’il doit être bien plus nombreux & bien plus solennel dans les foires. Quoique le cours naturel du commerce suffise pour établir des marchés, il est arrivé, par une suite de ce malheureux principe, qui dans presque tous les gouvernemens a si long-tems infecté l’administration du Commerce, je veux dire la manie de tout conduire, de tout regler, & de ne jamais s’en rapporter aux hommes sur leur propre intérêt ; il est arrivé, dis-je, que pour établir des marchés, on a fait intervenir la police ; qu’on en a borné le nombre, sous prétexte d’empêcher qu’ils ne se nuisent les uns aux autres ; qu’on a défendu de vendre certaines marchandises ailleurs que dans certains lieux désignés, soit pour la commodité des commis chargés de recevoir les droits dont elles sont chargées, soit parce qu’on a voulu les assujettir à des formalités de visite & de marque, & qu’on ne peut pas mettre par-tout des bureaux. On ne peut trop saisir toutes les occasions de combattre ce système fatal à l’industrie, il s’en trouvera plus d’une dans l’Encyclopédie.

Les foires les plus célebres sont en France celles de Lyon, de Bordeaux, de Guibray, de Beaucaire, &c. En Allemagne, celles de Leipsic, de Francfort, &c. Mon objet n’est point ici d’en faire l’énumération, ni d’exposer en détail les priviléges accordés par différens souverains, soit aux foires en général, soit à quelques foires en particulier ; je me borne à quelques réflexions contre l’illusion assez commune, qui fait citer à quelques personnes la grandeur & l’étendue du commerce de certaines foires, comme une preuve de la grandeur du commerce d’un état.

Sans doute une foire doit enrichir le lieu où elle se tient, & faire la grandeur d’une ville particuliere : & lorsque toute l’Europe gémissoit dans les entraves multipliées du gouvernement féodal ; lorsque chaque village, pour ainsi dire, formoit une souveraineté indépendante ; lorsque les seigneurs renfermés dans leur château, ne voyoient dans le Commerce qu’une occasion d’augmenter leurs revenus, en soûmettant à des contributions & à des péages exorbitans, tous ceux que la nécessité forçoit de passer sur leurs terres ; il n’est pas douteux que ceux qui les premiers furent assez éclairés pour sentir qu’en se relâchant un peu de la rigueur de leurs droits, ils seroient plus que dédommagés par l’augmentation du commerce & des consommations, virent bientôt les lieux de leur résidence enrichis, aggrandis, embellis. Il n’est pas douteux que lorsque les rois & les empereurs eurent assez augmenté leur auto-