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rigoureusement à cette considération, les noms seuls des animaux devroient avoir un genre ; les noms des mâles seroient du genre masculin ; ceux des femelles, du genre féminin : les autres noms ou ne seroient d’aucun genre relatif au sexe, ou ce genre n’auroit au sexe qu’un rapport d’exclusion, & alors le nom de genre neutre lui conviendroit assez : c’est en effet sous ce nom que l’on désigne le troisieme genre, dans les langues qui en ont admis trois.

Mais il ne faut pas s’imaginer que la distinction des sexes ait été le motif de cette distribution des noms ; elle n’en a été tout-au-plus que le modele & la regle jusqu’à un certain point ; la preuve en est sensible. Il y a dans toutes les langues une infinité de noms ou masculins ou féminins, dont les objets n’ont & ne peuvent avoir aucun sexe, tels que les noms des êtres inanimés & les noms abstraits qu’il est si facile & si ordinaire de multiplier : mais la religion, les mœurs, & le génie des différens peuples fondateurs des langues, peuvent leur avoir fait appercevoir dans ces objets des relations réelles ou feintes, prochaines ou éloignées, à l’un ou à l’autre des deux sexes ; & cela aura suffi pour en rapporter les noms à l’un des deux genres.

Ainsi les Latins, par exemple, dont la religion fut décidée avant la langue, & qui admettoient des dieux & des déesses, avec la conformation, les foiblesses & les fureurs des sexes, n’ont peut-être placé dans le genre masculin les noms communs & les noms propres des vents, ventus, Auster, Zephyrus, &c. ceux des fleuves, fluvius, Garumna, Tiberis, &c. les noms aer, ignis, sol, & une infinité d’autres, que parce que leur mythologie faisoit présider des dieux à la manutention de ces êtres. Ce seroit apparemment par une raison contraire qu’ils auroient rapporté au genre féminin les noms abstraits des passions, des vertus, des vices, des maladies, des sciences, &c. parce qu’ils avoient érigé presque tous ces objets en autant de déesses, ou qu’ils les croyoient sous le gouvernement immédiat de quelque divinité femelle.

Les Romains qui furent laboureurs dès qu’ils furent en société politique, regarderent la terre & ses parties comme autant de meres qui nourrissoient les hommes. Ce fut sans doute une raison d’analogie pour déclarer féminins les noms des régions, des provinces, des îles, des villes, &c.

Des vûes particulieres fixerent les genres d’une infinité d’autres noms. Les noms des arbres sauvages, oleaster, pinaster, &c. furent regardés comme masculins, parce que semblables aux mâles, ils demeurent en quelque sorte stériles, si on ne les allie avec quelque autre espece d’arbres fruitiers. Ceux-ci au contraire portent en eux-mêmes leurs fruits comme des meres ; leurs noms dûrent être féminins. Les minéraux & les monstres sont produits & ne produisent rien ; les uns n’ont point de sexe, les autres en ont en vain : de-là le genre neutre pour les noms metallum, aurum, æs, &c. & pour le nom monstrum, qui est en quelque sorte la dénomination commune des crimes stuprum, furtum, mendacium, &c. parce qu’on ne doit effectivement les envisager qu’avec l’horreur qui est dûe aux monstres, & que ce sont de vrais monstres dans l’ordre moral.

D’autres peuples qui auront envisagé les choses sous d’autres aspects, auront réglé les genres d’une maniere toute différente ; ce qui sera masculin dans une langue sera féminin dans une autre : mais décidés par des considérations purement arbitraires, ils ne pourront tous établir pour leurs genres que des regles sujettes à quantité d’exceptions. Quelques noms seront d’un genre par la raison du sexe, d’autres à cause de leur terminaison, un grand nombre par pur caprice ; & ce dernier principe de détermination se manifeste assez par la diversité des genres attribués à

un même nom dans les divers âges de la même langue, & souvent dans le même âge. Alvus en latin avoit été masculin dans l’origine, & devint ensuite féminin ; en françois navire, qui étoit autrefois féminin, est aujourd’hui masculin ; duché est encore masculin ou féminin.

Ce seroit donc une peine inutile, dans quelque langue que ce fût, que de vouloir chercher ou établir des regles propres à faire connoître les genres des noms : il n’y a que l’usage qui puisse en donner la connoissance ; & quand quelques-uns de nos grammairiens ont suggéré comme un moyen de reconnoître les genres, l’application de l’article le ou la au nom dont est question, ils n’ont pas pris garde qu’il falloit déjà connoître le genre de ces noms pour y appliquer avec justesse l’un ou l’autre de ces deux articles.

Mais ce qu’il y a d’utile à remarquer sur les genres, c’est leur véritable destination dans l’art de la parole, leur vraie fonction grammaticale, leur service réel : car voilà ce qui doit en constituer la nature & en fixer la définition. Or un simple coup-d’œil sur les parties du discours assujetties à l’influence des genres, va nous en apprendre l’usage, & en même tems le vrai motif de leur institution.

Les noms présentent à l’esprit les idées des objets considérés comme étant ou pouvant être les sujets de diverses modifications, mais sans aucune attention déterminée à ces modifications. Les modifications elles-mêmes peuvent être les sujets d’autres modifications ; & envisagées sous ce point de vûe, elles ont aussi leurs noms comme les substances.

Les adjectifs présentent à l’esprit la combinaison des modifications avec leurs sujets : mais en déterminant précisément la modification renfermée dans leur valeur, ils n’indiquent le sujet que d’une maniere vague, qui leur laisse la liberté de s’adapter aux noms de tous les objets susceptibles de la même modification : un grand chapeau, une grande difficulté, &c.

Pour rendre sensible par une application décidée, le rapport vague des adjectifs aux noms, on leur a donné dans presque toutes les langues les mêmes formes accidentelles qu’aux noms mêmes, afin de déterminer par la concordance des terminaisons, la corrélation des uns & des autres. Ainsi les adjectifs ont des nombres & des cas comme les noms, & sont comm’eux assujettis à des déclinaisons, dans les langues qui admettent cette maniere d’exprimer les rapports des mots. C’est pour rendre la corrélation des noms & des adjectifs plus palpable encore, qu’on a introduit dans ces langues la concordance des genres, dont les adjectifs prennent les différentes livrées selon l’exigence des conjonctures & l’état des noms au service desquels ils sont assujettis.

Les verbes servent aussi, à leur façon, pour présenter à l’esprit la combinaison des modifications avec leurs sujets ; ils en expriment avec précision telle ou telle modification ; ils n’indiquent pareillement le sujet que d’une maniere vague qui leur laisse aussi la liberté de s’adapter aux noms de tous les objets susceptibles de la même modification : Dieu veut, les rois veulent, nous voulons, vous voulez, &c.

En introduisant donc dans les langues l’usage des genres, on a pû revêtir les verbes de terminaisons relatives à cette distinction, afin d’ôter à leur signification l’équivoque d’une application douteuse au sujet auquel elle a rapport : c’est une conséquence que les Orientaux ont sentie & appliquée dans leurs langues, & dont les Grecs, les Latins, & nous-mêmes n’avons fait usage qu’à l’égard des participes, apparemment parce qu’ils rentrent dans l’ordre des adjectifs.

C’est donc d’après ces usages constatés, & d’après les observations précédentes, que nous croyons que,