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Indes profitant de leur erreur, leur vend habilement l’un pour l’autre, & a déjà eu le secret jusqu’à ce jour (1757), de débiter à la Chine trois à quatre mille livres pesant du gins-eng de la Nouvelle France.

Epoque de la connoissance du gins-eng en Europe. Celui de la Chine n’a commencé d’être connu en Europe qu’en 1610, par des Hollandois curieux qui en apporterent les premiers en revenant du Japon ; il se vendoit alors au-dessus du poids de l’or. Cependant notre nation en avoit peu oüi parler avant l’arrivée des ambassadeurs de Siam en France, qui entr’autres présens, en donnerent à Louis XIV.

Estime singuliere que les Asiatiques font du gins-eng. Les Asiatiques le regardent comme une panacée souveraine ; les gens riches & les seigneurs chinois y ont recours dans leurs maladies comme à la derniere ressource : je dis les gens riches, parce qu’il faut l’être beaucoup pour pouvoir faire, comme eux, un usage commun de cette racine, dont la livre vaut dans les Indes orientales mêmes une centaine d’écus argent de France. Mais le cas singulier que les Chinois & les Japonois font du gins-eng, est encore au-dessus de son prix.

Si nous en croyons la traduction que nous a donné le docteur Vandermonde d’un auteur chinois, sur le mérite de cette racine, « elle est utile, dit cet auteur, dans les diarrhées, les dyssenteries, le dérangement de l’estomac & des intestins, de même que dans le syncope, la paralysie, les engourdissemens, & les convulsions ; elle ranime d’une maniere surprenante ceux qui sont épuisés par les plaisirs de l’amour ; il n’y a aucun remede qu’on puisse lui comparer pour ceux qui sont affoiblis par des maladies aiguë, ou chroniques. Lorsqu’après l’éruption, la petite vérole cesse de pousser, les forces étant déjà affoiblies, on en donne une grande dose avec un heureux succès : enfin en la prenant à plusieurs reprises, elle rétablit d’une maniere surprenante les forces affoiblies ; elle augmente la transpiration ; elle répand une douce chaleur dans les corps des vieillards, & affermit tous les membres : bien plus, elle rend tellement les forces à ceux même qui sont déjà à l’agonie, qu’elle leur procure le tems de prendre d’autres remedes, & souvent de recouvrer la santé ». Voilà des vertus admirables, si elles étoient vraies.

« Cependant, continue l’auteur chinois, le gins-eng est peu secourable à ceux qui mangent beaucoup & à ceux qui boivent du vin : il faut l’employer avec précaution, & sur le déclin de l’accès dans les fievres malignes & épidémiques ; il faut l’éviter avec soin dans les maladies inflammatoires ; il faut en donner rarement dans les hémorrhagies, & seulement après en avoir connu la cause. On l’essayera vainement, quoique sans danger, dans les maladies écroüelleuses, scorbutiques, & vénériennes ; mais il fortifie & réveille ceux qui sont languissans ; il secourt d’une maniere agréable ceux qui sont abattus par de longues tristesses & par la consomption, en l’employant prudemment depuis un scrupule jusqu’à demi-dragme en infusion en poudre, en extrait ; ou si l’on aime mieux, en le mêlant avec d’autres remedes, depuis dix grains jusqu’à soixante, & même davantage dans certains cas, & selon que la nécessité l’exige ».

On ne peut s’empêcher, après avoir lû ce panégyrique, de le prendre plûtôt pour l’ouvrage d’un missionnaire medecin traduit en chinois, que pour celui d’un medecin chinois traduit en françois.

Usage du gins-eng en Europe, & son peu d’efficacité. Quoi qu’il en soit, on se contente en Europe de prescrire quelquefois le gins-eng dans la foiblesse, la cardialgie, les syncopes, les maux de nerfs, & les vertiges qui viennent d’inanition, comme aussi dans l’épuisement des esprits causé par les plaisirs de l’amour, par des remedes ou des maladies.

On donne cette racine en poudre ou en infusion dans l’eau bouillante, depuis un scrupule jusqu’à une dragme ; ou bien on prend, par exemple, deux scrupules de gins-eng ; écorce d’orange & de citron, ana quinze grains ; de castoreum, cinq grains : le tout étant pulvérisé, on y ajoûte quelque conserve, pour en former un bol.

Son odeur agréable, sa saveur douce un peu acre mêlée de quelque amertume, semble indiquer qu’elle doit posséder des vertus analogues à celles de l’angélique & du méum.

Le P. Jartoux assûre avoir éprouvé sur lui, pendant qu’il étoit en Tartarie, les vertus salutaires du gins-eng, après un tel épuisement de travail & de fatigue, qu’il ne pouvoit pas même se tenir à cheval : je sais même que d’autres personnes prétendent avoir fait dans nos climats, avec un succès surprenant, la même expérience. Mais des medecins celebres, sur le témoignage desquels on peut certainement compter, & je dois mettre Boerhaave à la tête, m’ont dit qu’ils avoient donné, répété, prodigué en bol, en poudre, en infusion, jusqu’à deux onces entieres de gins-eng du meilleur & du plus cher, dans les cas où il pouvoit le mieux réussir, à des gens qui le desiroient & qui espéroient beaucoup de l’efficace de ce remede, sans néanmoins en avoir vû presque d’autres effets marqués, que ceux d’une augmentation de force & de vivacité dans le pouls.

Si l’on a de la peine à imaginer que des peuples entiers fassent à la longue un si grand cas de cette racine, en s’abusant perpétuellement sur le succès, il faudra conclure qu’elle agit plus puissamment sur leur corps que sur les nôtres, ou qu’elle possede quand elle est fraîche, des qualités qu’elle perd par la vétusté, par le transport, & avant que de nous parvenir. D’ailleurs, un grand inconvénient de son usage en Europe, est qu’il est rare d’en avoir de bonne sans vermoulure. Je ne parle pas de son prix, parce qu’il y a bien des gens en état de le payer, si son efficace y répondoit.

M. Réneaume, dans l’hist. de l’acad. des Sciences, ann. 1718, fait grand fond sur l’hépatique, pour nous consoler du gins-eng : mais cette plante vulnéraire européenne ne répond point aux propriétés attribuées à la racine d’Asie.

De son débit à la Chine & en Europe. Tout le gins-eng qu’on ramasse en Tartarie chaque année, & dont le montant nous est inconnu, doit être porté à la doüane de l’empereur de la Chine, qui en préleve deux onces pour les droits de capitation de chaque tartare employé à cette récolte ; ensuite l’empereur paye le surplus une certaine valeur, & fait revendre tout ce qu’il ne veut pas à un prix beaucoup plus haut dans son empire, où il ne se débite qu’en son nom ; & ce débit est toûjours assûré.

C’est par ce moyen que les nations européennes trafiquantes à la Chine, s’en pourvoyent, & en particulier la compagnie hollandoise des Indes orientales, qui achete presque tout celui qui se consomme en Europe.

Je n’ai jamais pû savoir la quantité qu’elle en apporte chaque année pour le débit. Les courtiers d’Amsterdam auxquels je me suis adressé, & qui pouvoient en être instruits, n’ont pas voulu se donner la peine d’en faire la recherche : ce n’étoit-là pour moi qu’un simple objet de curiosité stérile ; mais il y a telle connoissance de la consommation de certaines drogues propres à produire l’exécution de projets avantageux au bien de l’état, si ceux qui le gouvernent prenoient à cœur ces sortes d’objets de commerce.

Auteurs sur le gins-eng. Les curieux peuvent consulter la lettre du P. Jartoux, qui est insérée dans les lettres édifiant. tome X. outre que la figure qu’il a donnée de cette plante est vraissemblablement la meilleure.