Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 7.djvu/791

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

périence dans le tems de la guerre contre Jugurtha ; car ayant rencontré une de ces Gorgones, ils fondirent dessus pour la percer de leurs épées ; l’animal effrayé, rebroussa sa criniere & les renversa morts d’un seul regard : enfin quelques cavaliers nomades lui dresserent de loin des embûches, le tuerent à coups de javelot, & le porterent au général.

Xénophon de Lampsaque, Pline & Solin, font des Gorgones des femmes sauvages, qui égaloient par la vitesse de leur course le vol des oiseaux. Selon le premier de ces auteurs cité par Solin, Hannon général des Carthaginois, n’en put prendre que deux dont le corps étoit si velu, que pour en conserver la mémoire comme d’une chose incroyable, on attacha leur peau dans le temple de Junon, où elles demeurerent suspendues parmi les autres offrandes, jusqu’à la ruine de Carthage.

Si les auteurs qu’on vient de citer, ôtent aux Gorgones la figure humaine, Paléphate & Fulgence les leur restituent ; car ils soûtiennent que c’étoient des femmes opulentes qui possédoient de grands revenus, & les faisoient valoir avec beaucoup d’industrie : mais ce qu’ils en racontent paroît tellement ajusté à la fable, qu’on doit moins les regarder comme des historiens qui déposent, que comme des spéculatifs qui cherchent à expliquer toutes les parties d’une énigme qu’on leur a proposée.

Paléphate, pour accommoder de son mieux ses explications aux fictions des Poëtes, nous dit que la Gorgone n’étoit pas Méduse, comme on le croit communément ; mais une statue d’or représentant la déesse Minerve, que les Cyrénéens appelloient Gorgone. Il nous apprend donc que Phorcus originaire de Cyrene, & qui possédoit trois îles au-delà des colonnes d’Hercule, fit fondre pour Minerve une statue d’or haute de quatre coudées, & mourut avant que de l’avoir consacrée. Ce prince, dit-il, laissa trois filles, Sthéno, Euryale & Méduse, qui se voüerent au célibat, hériterent chacune d’une des îles de leur pere ; & ne voulant ni consacrer ni partager la statue de Minerve, elles la déposerent dans un thrésor qui leur appartenoit en commun : elles n’avoient toutes trois qu’un même ministre, homme fidele & éclairé, qui passoit souvent d’une île à l’autre pour l’administration de leur patrimoine ; c’est ce qui a donné lieu de dire qu’elles n’avoient à elles trois qu’une corne & qu’un œil, qu’elles se prêtoient alternativement.

Persée fugitif d’Argos, courant les mers & pillant les côtes, forma le dessein d’enlever la statue d’or, surprit & arrêta le ministre des Gorgones dans un trajet de mer ; ce qui a encore donne lieu aux Poëtes de feindre qu’il avoit volé l’œil des Gorgones, dans le tems que l’une le remettoit à l’autre : Persée néanmoins leur déclara qu’il le leur rendroit, si elles vouloient lui livrer la Gorgone ; & en cas de refus, il les menaça de mort. Méduse ayant rejetté cette demande avec indignation, Persée la tua, mit en pieces la Gorgone, c’est-à-dire la statue de Minerve, & en attacha la tête à la proue de son vaisseau. Comme la vûe de cette dépouille & l’éclat des expéditions de Persée répandoit par-tout la terreur, on dit qu’avec la tête de Méduse il changeoit ses ennemis en rochers & les pétrifioit. A lire ce détail, ne croiroit-on pas que tous ces évenemens sont réels, & se sont passés sous les yeux de Paléphate ? Comme Fulgence n’a fait que coudre quelques circonstances indifférentes à cette narration, il est inutile de nous y arrêter.

Selon d’autres historiens, les Gorgones n’étoient rien de tout ce que nous venons de voir ; c’étoient trois sœurs d’une rare beauté, qui faisoient sur tous ceux qui les regardoient des impressions si surprenantes, qu’on disoit qu’elles les changeoient en pier-

res : c’est, par exemple, l’opinion d’Ammonius Serenus ; Héraclide est du même sentiment, avec cette

différence qu’il s’exprime d’une maniere peu favorable à la mémoire des Gorgones, car il les peint comme des personnes qui faisoient de leurs charmes un honteux trafic.

Mais enfin il y a des écrivains tout aussi anciens que ces derniers, qui loin d’accorder aux Gorgones une figure charmante, nous assûrent au contraire que c’étoient des femmes si laides, si disgraciées de la nature, qu’on ne pouvoit jetter les yeux sur elles sans être comme glacé d’horreur.

Voilà sans doute qui suffit pour prouver que tout ce que les historiens nous débitent des Gorgones, est rempli de contradictions ; car sous quelles formes différentes ne nous les ont-ils pas représentées ? Ils en ont fait des héroïnes, des animaux sauvages & féroces, des filles économes & laborieuses, des prodiges de beauté, des monstres de laideur, des modeles de sagesse qui ont mérité d’être mises au rang des femmes illustres & des courtisanes scandaleuses.

La moitié de ces mêmes historiens les place dans la Lybie ; l’autre moitié les transporte à mille lieues de-là, & les établit dans les Orcades. Les uns tirent leur nom de γοργὼν, mot cyrénéen qui veut dire Minerve : d’autres de γοργὼν, nom lybique d’un animal sauvage ; & d’autres enfin du mot grec γεωργὸς, qui signifie laboureur. Quel parti prendre entre tant d’opinions si différentes ? celui d’avoüer qu’elles sont à peu-pràs également dénuées de vraissemblance.

Ce n’est pas tout : quelques merveilles que les historiens ayent publiées touchant les Gorgones, les Poëtes ont encore renchéri sur eux ; & il ne faut pas en être étonné : on sait qu’un de leurs droits principaux est de créer ; s’ils en usent volontiers dans toutes les matieres qu’ils traitent, on peut dire qu’ils en ont abusé dans celle-ci : ils se sont donné pleine carricre, & les fictions qu’ils nous ont débitées sur ce point, sont autant de merveilles dont ils ont surchargé le tableau.

Homere seul s’est conduit avec la plus grande reserve ; il se contente de nous dire que sur l’égide de Minerve, & le bouclier d’Agamemnon fait d’après cette égide, étoit gravée en relief, l’horrible Gorgone lançant des regards effroyables au milieu de la terreur & de la fuite.

Mais si le prince des Poëtes est concis, Hésiode en revanche s’est appliqué à suppléer à cette briéveté par des portraits de main de maître, dont il a cru devoir embellir son poëme du bouclier d’Hercule & celui de la généalogie des dieux : on diroit qu’il n’a en dessein dans le premier ouvrage que de prouver la grande intelligence qu’il avoit des regles de son art, & l’élévation dont il étoit capable lorsqu’il vouloit prendre l’essor. « Sur ce bouclier, dit-il, est détaché Persée ne portant sur rien… On le voit qui hâte sa fuite plein de trouble & d’effroi. Les sœurs de la Gorgone, monstres affreux & inaccessibles, monstres dont le nom seul fait frémir, le suivent de près & tâchent de l’atteindre : elles volent sur le disque de ce diamant lumineux ; l’oreille entend le bruit que leurs aîles font sur l’airain ; deux noirs dragons pendent à leurs ceintures ; ils dressent la tête, ils écument ; leur rage éclate par le grincement de leurs dents, & par la férocité de leurs regards ».

Dans la théogonie, Hésiode le prend sur un ton moins haut, & tel que doit être celui de la simple narration, qui ne se propose que d’instruire. Il entre ici dans le détail, & nous apprend de qui les Gorgones avoient reçu la naissance, leur nombre, leurs noms, leurs différentes prérogatives, leur combat contre Persée, & le renversement de leur triste famille.

La fable d’Hésiode reçut de nouveaux ornemens