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montre en même tems la grandeur de Rome & la petitesse de ses commencemens, & l’étonnement porte sur ces deux choses.

On peut remarquer ici combien est grande la différence des antitheses d’idées, d’avec les antithèses d’expression. L’antithèse d’expression n’est pas cachée, celle d’idées l’est : l’une a toûjours le même habit, l’autre en change comme on veut : l’une est variée, l’autre non.

Le même Florus en parlant des Samnites, dit que leurs villes furent tellement détruites, qu’il est difficile de trouver à-présent le sujet de vingt-quatre triomphes, ut non facile appareat materia quatuor & viginti triumphorum. Et par les mêmes paroles qui marquent la destruction de ce peuple, il fait voir la grandeur de son courage & de son opiniâtreté.

Lorsque nous voulons nous empêcher de rire, notre rire redouble à cause du contraste qui est entre la situation où nous sommes & celle où nous devrions être : de même, lorsque nous voyons dans un visage un grand défaut, comme par exemple un très-grand nez, nous rions à cause que nous voyons que ce contraste avec les autres traits du visage ne doit pas être. Ainsi les contrastes sont cause des défauts, aussi bien que des beautés. Lorsque nous voyons qu’ils sont sans raison, qu’ils relevent ou éclairent un autre défaut, ils sont les grands instrumens de la laideur, laquelle, lorsqu’elle nous frappe subitement, peut exciter une certaine joie dans notre ame, & nous faire rire. Si notre ame la regarde comme un malheur dans la personne qui la possede, elle peut exciter la pitié. Si elle la regarde avec l’idée de ce qui peut nous nuire, & avec une idée de comparaison avec ce qui a coûtume de nous émouvoir & d’exciter nos desirs, elle la regarde avec un sentiment d’aversion.

De même dans nos pensées, lorsqu’elles contiennent une opposition qui est contre le bon sens, lorsque cette opposition est commune & aisée à trouver, elles ne plaisent point & sont un défaut, parce qu’elles ne causent point de surprise ; & si au contraire elles sont trop recherchées, elles ne plaisent pas non plus. Il faut que dans un ouvrage on les sente parce qu’elles y sont, & non pas parce qu’on a voulu les montrer ; car pour lors la surprise ne tombe que sur la sottise de l’auteur.

Une des choses qui nous plaît le plus, c’est le naïf, mais c’est aussi le style le plus difficile à attraper ; la raison en est qu’il est précisément entre le noble & le bas ; & il est si près du bas, qu’il est très-difficile de le côtoyer toûjours sans y tomber.

Les Musiciens ont reconnu que la Musique qui se chante le plus facilement, est la plus difficile à composer ; preuve certaine que nos plaisirs & l’art qui nous les donne, sont entre certaines limites.

A voir les vers de Corneille si pompeux, & ceux de Racine si naturels, on ne devineroit pas que Corneille travailloit facilement, & Racine avec peine.

Le bas est le sublime du peuple, qui aime à voir une chose faite pour lui & qui est à sa portée.

Les idées qui se présentent aux gens qui sont bien élevés & qui ont un grand esprit, sont ou naïves, ou nobles, ou sublimes.

Lorsqu’une chose nous est montrée avec des circonstances ou des accessoires qui l’aggrandissent, cela nous paroît noble : cela se sent sur-tour dans les comparaisons où l’esprit doit toûjours gagner & jamais perdre ; car elles doivent toûjours ajoûter quelque chose, faire voir la chose plus grande, où s’il ne s’agit pas de grandeur, plus fine & plus délicate : mais il faut bien se donner de garde de montrer à l’ame un rapport dans le bas, car elle se le seroit caché si elle l’avoit découvert.

Comme il s’agit de montrer des choses fines, l’ame aime mieux voir comparer une maniere à une

maniere, une action à une action, qu’une chose à une chose, comme un héros à un lion, une femme à un astre, & un homme leger à un cerf.

Michel-Ange est le maître pour donner de la noblesse à tous ses sujets. Dans son fameux Bacchus, il ne fait point comme les peintres de Flandres qui nous montrent une figure tombante, & qui est pour ainsi dire en l’air. Cela seroit indigne de la majesté d’un dieu. Il le peint ferme sur ses jambes ; mais il lui donne si bien la gaieté de l’ivresse, & le plaisir à voir couler la liqueur qu’il verse dans sa coupe, qu’il n’y a rien de si admirable.

Dans la passion qui est dans la galerie de Florence, il a peint la Vierge debout qui regarde son fils crucifié sans douleur, sans pitié, sans regret, sans larmes. Il la suppose instruite de ce grand mystere, & par-là lui fait soûtenir avec grandeur le spectacle de cette mort.

Il n’y a point d’ouvrage de Michel-Ange où il n’ait mis quelque chose de noble. On trouve du grand dans ses ébauches même, comme dans ces vers que Virgile n’a point finis.

Jules Romain dans sa chambre des géans à Mantoue, où il a représenté Jupiter qui les foudroye, fait voir tous les dieux effrayés ; mais Junon est auprès de Jupiter, elle lui montre d’un air assuré un géant sur lequel il faut qu’il lance la foudre ; par-là il lui donne un air de grandeur que n’ont pas les autres dieux ; plus ils sont près de Jupiter, plus ils sont rassûrés ; & cela est bien naturel, car dans une bataille la frayeur cesse auprès de celui qui a de l’avantage.... Ici finit le fragment.

* La gloire de M. de Montesquieu, fondée sur des ouvrages de génie, n’exigeoit pas sans doute qu’on publiât ces fragmens qu’il nous a laissés ; mais ils seront un témoignage éternel de l’intérêt que les grands hommes de la nation prirent à cet ouvrage ; & l’on dira dans les siecles à venir : Voltaire & Montesquieu eurent part aussi à l’Encyclopédie.

Nous terminerons cet article par un morceau qui nous paroît y avoir un rapport essentiel, & qui a été lû à l’Académie françoise le 14 Mars 1757. L’empressement avec lequel on nous l’a demandé, & la difficulté de trouver quelque autre article de l’Encyclopédie au quel ce morceau appartienne aussi directement, excusera peut-être la liberté que nous prenons de paroître ici à la suite de deux hommes tels que M M. de Voltaire & de Montesquieu.

Réflexions sur l’usage & sur l’abus de la Philosophie dans les matieres de goût. L’esprit philosophique, si célébré chez une partie de notre nation & si décrié par l’autre, a produit dans les Sciences & dans les Belles Lettres des effets contraires ; dans les Sciences, il a mis des bornes séveres à la manie de tout expliquer, que l’amour des systèmes avoit introduite ; dans les Belles-Lettres, il a entrepris d’analyser nos plaisirs & de soûmettre à l’examen tout ce qui est l’objet du goût. Si la sage timidité de la physique moderne a trouvé des contradicteurs, est-il surprenant que la hardiesse des nouveaux littérateurs ait eu le même sort ? elle a dû principalement révolter ceux de nos écrivains qui pensent qu’en fait de goût comme dans des matieres plus sérieuses, toute opinion nouvelle & paradoxe doit être proscrite par la seule raison qu’elle est nouvelle. Il nous semble au contraire que dans les sujets de spéculation & d’agrément on ne sauroit laisser trop de liberté à l’industrie, dût-elle n’être pas toûjours également heureuse dans ses efforts. C’est en se permettant les écarts que le génie enfante les choses sublimes ; permettons de même à la raison de porter au hasard & quelquefois sans succès son flambeau sur tous les objets de nos plaisirs, si nous voulons la mettre à portée de découvrir au génie quelque route inconnue. La séparation des vérités & des sophismes le fera bien-tôt d’elle-