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Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 7.djvu/867

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duit d’un septier ou deux de plus par arpent de terre ; & quoiqu’il en partage la valeur pour la taille & pour le fermage, son gain en est beaucoup plus considérable, & la meilleure portion est toûjours pour lui ; car il recueille des fourrages à-proportion avec lesquels il nourrit des bestiaux qui augmentent son profit.

Il ne peut obtenir cet avantage que par le moyen des bestiaux ; mais il gagneroit beaucoup aussi sur le produit de ces mêmes bestiaux. Il est vrai qu’un fermier borné à l’emploi d’une charrue, ne peut prétendre à un gain considérable ; il n’y a que ceux qui sont assez riches pour se former de plus grands établissemens, qui puissent retirer un bon profit, & mettre par les dépenses qu’ils peuvent faire, les terres dans la meilleure valeur.

Celui qui n’occupe qu’une charrue, tire sur ce petit emploi tous les frais nécessaires pour la subsistance & l’entretien de sa famille ; il faut même qu’il fasse plus de dépense à proportion pour les différens objets de son entreprise : n’ayant qu’une charrue il ne petit avoir, par exemple, qu’un petit troupeau de moutons, qui ne lui coûte pas moins pour le berger, que ce que coûteroit un plus grand troupeau qui produiroit un plus grand profit. Un petit emploi & un grand emploi exigent donc, à bien des égards, des dépenses qui ne sont pas de part & d’autre dans la même proportion avec le gain. Ainsi les riches laboureurs qui occupent plusieurs charrues, cultivent beaucoup plus avantageusement pour eux & pour l’état, que ceux qui sont bornés à une seule charrue ; car il y a épargne d’hommes, moins de dépense, & un plus grand produit : or les frais & les travaux des hommes ne sont profitables à l’état, qu’autant que leurs produits renouvellent & augmentent les richesses de la nation. Les terres ne doivent pas nourrir seulement ceux qui les cultivent, elles doivent fournir à l’état la plus grande partie des subsides, produire des dixmes au clergé, des revenus aux propriétaires, des profits aux fermiers, des gains à ceux qu’ils employent à la culture. Les revenus du roi, du clergé, des propriétaires, les gains du fermier & de ceux qu’il employe, tournent en dépenses, qui se distribuent à tous les autres états & à toutes les autres professions. Un auteur[1] a reconnu ces vérités fondamentales lorsqu’il dit : « que l’assemblage de plusieurs riches propriétaires de terres qui résident dans un même lieu, suffit pour former ce qu’on appelle une ville, où les marchands, les fabriquans, les artisans, les ouvriers, les domestiques se rassemblent, à proportion des revenus que les propriétaires y dépensent : auquel cas la grandeur d’une ville est naturellement proportionnée au nombre des propriétaires des terres, ou plûtôt au produit des terres qui leur appartiennent. Une ville capitale se forme de la même maniere qu’une ville de province ; avec cette différence que les gros propriétaires de tout l’état résident dans la capitale ».

Les terres cultivées en détail par de petits fermiers, exigent plus d’hommes & de dépenses, & les profits sont beaucoup plus bornés. Or les hommes & les dépenses ne doivent pas être prodigués à des travaux qui seroient plus profitables à l’état, s’ils étoient exécutés avec moins d’hommes & moins de frais. Ce mauvais emploi des hommes pour la culture des terres seroit préjudiciable, même dans un royaume fort peuplé ; car plus il est peuplé, plus il est nécessaire de tirer un grand produit de la terre : mais il seroit encore plus desavantageux dans un royaume qui ne seroit pas assez peuplé ; car alors il faudroit être plus attentif à distribuer les hommes

aux travaux les plus nécessaires & les plus profitables à la nation. Les avantages de l’Agriculture dépendent donc beaucoup de la réunion des terres en grosses-fermes, mises dans la meilleure valeur par de riches fermiers.

La culture qui ne s’exécute que par le travail des hommes, est celle de la vigne ; elle pourroit occuper un plus grand nombre d’hommes en France, si on favorisoit la vente des vins, & si la population augmentoit. Cette culture & le commerce des vins & des eaux-de-vie sont trop gênés ; c’est cependant un objet qui ne mérite pas moins d’attention que la culture des grains.

Nous n’envisageons pas ici le riche fermier comme un ouvrier qui laboure lui-même la terre ; c’est un entrepreneur qui gouverne & qui fait valoir son entreprise par son intelligence & par ses richesses. L’agriculture conduite par de riches cultivateurs est une profession très-honnête & très-lucrative, reservée à des hommes libres en état de faire les avances des frais considérables qu’exige la culture de la terre, & qui occupe les paysans & leur procure toûjours un gain convenable & assûré. Voilà, selon l’idée de M. de Sully, les vrais fermiers ou les vrais financiers qu’on doit établir & soûtenir dans un royaume qui possede un grand territoire ; car c’est de leurs richesses que doit naître la subsistance de la nation, l’aisance publique, les revenus du souverain, ceux des propriétaires, du clergé, une grande dépense distribuée à toutes les professions, une nombreuse population, la force & la prospérité de l’état.

Ce sont les grands revenus qui procurent les grandes dépenses, ce sont les grandes dépenses qui augmentent la population, parce qu’elles étendent le commerce & les travaux, & qu’elles procurent des gains à un grand nombre d’hommes. Ceux qui n’envisagent les avantages d’une grande population que pour entretenir de grandes armées, jugent mal de la force d’un état. Les militaires n’estiment les hommes qu’autant qu’ils sont propres à faire des soldats ; mais l’homme d’état regrette les hommes destinés à la guerre, comme un propriétaire regrette la terre employée à former le fossé qui est nécessaire pour conserver le champ. Les grandes armées l’épuisent ; une grande population & de grandes richesses le rendent redoutable. Les avantages les plus essentiels qui résultent d’une grande population, sont les productions & la consommation, qui augmentent ou font mouvoir les richesses pécuniaires du royaume. Plus une nation qui a un bon territoire & un commerce facile, est peuplée, plus elle est riche ; & plus elle est riche, plus elle est puissante. Il n’y a peut-être pas moins aujourd’hui de richesses pécuniaires dans le royaume, que dans le siecle passé : mais pour juger de l’état de ces richesses, il ne faut pas les considérer simplement par rapport à leur quantité, mais aussi par rapport à leur circulation relative à la quantité, au débit & au bon prix des productions du royaume. Cent septiers de blé à 20 liv. le septier, sont primitivement une richesse pécuniaire quatre fois aussi grande que 50 septiers à 10 livres le septier : ainsi la quantité des richesses existe aussi réellement dans la valeur des productions, que dans les especes d’or & d’argent, sur-tout quand le commerce avec l’étranger assûre le prix & le débit de ces productions.

Les revenus sont le produit des terres & des hommes. Sans le travail des hommes, les terres n’ont aucune valeur. Les biens primitifs d’un grand état sont les hommes, les terres & les bestiaux. Sans les produits de l’agriculture, une nation ne peut avoir d’autre ressource que la fabrication & le commerce de trafic ; mais l’une & l’autre ne peuvent se soûtenir que par les richesses de l’étranger : d’ailleurs de telles res-

  1. essai sur le Commerce, chap. v. vj.