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indifférent à l’état ; parce que, dit-on, si les uns deviennent riches aux dépens des autres, la richesse existe également dans le royaume. Cette idée est fausse & absurde ; car les richesses d’un état ne se soûtiennent pas par elles-mêmes, elles ne se conservent & s’augmentent qu’autant qu’elles se renouvellent par leur emploi dirigé avec intelligence. Si le cultivateur est ruiné par le financier, les revenus du royaume sont anéantis, le commerce & l’industrie languissent ; l’ouvrier manque de travail ; le souverain, les propriétaires, le clergé, sont privés des revenus ; les dépenses & les gains sont abolis ; les richesses renfermées dans les coffres du financier, sont infructueuses, ou si elles sont placées à intérêt, elles surchargent l’état. Il faut donc que le gouvernement soit très-attentif à conserver à toutes les professions productrices, les richesses qui leur sont nécessaires pour la production & l’accroissement des richesses du royaume.

Observations sur la population soûtenue par la culture des grains. Enfin on doit reconnoître que les productions de la terre ne sont point des richesses par elles-mêmes ; qu’elles ne sont des richesses qu’autant qu’elles sont nécessaires aux hommes, & qu’autant qu’elles sont commerçables : elles ne sont donc des richesses qu’à proportion de leur consommation & de la quantité des hommes qui en ont besoin. Chaque homme qui vit en société n’étend pas son travail à tous ses besoins ; mais par la vente de ce que produit son travail, il se procure ce qui lui manque. Ainsi tout devient commerçable, tout devient richesse par un trafic mutuel entre les hommes. Si le nombre des hommes diminue d’un tiers dans un état, les richesses doivent y diminuer des deux tiers, parce que la dépense & le produit de chaque homme forment une double richesse dans la société. Il y avoit environ 24 millions d’hommes dans le royaume il y a cent ans : après des guerres presque continuelles pendant quarante ans, & après la révocation de l’édit de Nantes, il s’en est trouvé encore par le dénombrement de 1700, dix-neuf millions cinq cents mille ; mais la guerre ruineuse de la succession à la couronne d’Espagne, la diminution des revenus du royaume, causée par la gêne du Commerce & par les impositions arbitraires, la misere des campagnes, la desertion hors du royaume, l’affluence de domestiques que la pauvreté & la milice obligent de se retirer dans les grandes villes où la débauche leur tient lieu de mariage ; les desordres du luxe, dont on se dédommage malheureusement par une économie sur la propagation ; toutes ces causes n’autorisent que trop l’opinion de ceux qui réduisent aujourd’hui le nombre d’hommes du royaume à seize millions ; & il y en a un grand nombre à la campagne réduits à se procurer leur nourriture par la culture du blé noir ou d’autres grains de vil prix ; ainsi ils sont aussi peu utiles à l’état par leur travail que par leur consommation. Le paysan n’est utile dans la campagne qu’autant qu’il produit & qu’il gagne par son travail, & qu’autant que sa consommation en bons alimens & en bons vêtemens contribue à soûtenir le prix des denrées & le revenu des biens, à augmenter & à faire gagner les fabriquans & les artisans, qui tous peuvent payer au roi des subsides à proportion des produits & des gains.

Ainsi on doit appercevoir que si la misere augmentoit, ou que si le royaume perdoit encore quelques millions d’hommes, les richesses actuelles y diminueroient excessivement, & d’autres nations tireroient un double avantage de ce desastre : mais si la population se réduisoit à moitié de ce qu’elle doit être, c’est-à-dire de ce qu’elle étoit il y a cent ans, le royaume seroit dévasté ; il n’y auroit que quelques villes ou quelques provinces commerçantes qui se-

roient habitées, le reste du royaume seroit inculte ;

les biens ne produiroient plus de revenus ; les terres seroient par-tout surabondantes & abandonnées à qui voudroit en joüir, sans payer ni connoître de propriétaires.

Les terres, je le répete, ne sont des richesses que parce que leurs productions sont nécessaires pour satisfaire aux besoins des hommes, & que ce sont ces besoins eux-mêmes qui établissent les richesses : ainsi plus il y a d’hommes dans un royaume dont le territoire est fort étendu & fertile, plus il y a de richesses. C’est la culture animée par le besoin des hommes, qui en est la source la plus féconde, & le principal soutien de la population ; elle fournit les matieres nécessaires à nos besoins, & procure des revenus au souverain & aux propriétaires. La population s’accroît beaucoup plus par les revenus & par les dépenses que par la propagation de la nation même.

Observations sur le prix des grains. Les revenus multiplient les dépenses, & les dépenses attirent les hommes qui cherchent le gain ; les étrangers quittent leur patrie pour venir participer à l’aisance d’une nation opulente, & leur affluence augmente encore ses richesses, en soûtenant par la consommation le bon prix des productions de l’agriculture, & en provoquant par le bon prix l’abondance de ces productions : car non-seulement le bon prix favorise les progrès de l’agriculture, mais c’est dans le bon prix même que consistent les richesses qu’elle procure. La valeur d’un septier de blé considéré comme richesse, ne consiste que dans son prix : ainsi plus le blé, le vin, les laines, les bestiaux, sont chers & abondans, plus il y a de richesse dans l’état. La non-valeur avec l’abondance n’est point richesse. La cherté avec pénurie est misere. L’abondance avec cherté est opulence. J’entends une cherté & une abondance permanentes ; car une cherté passagere ne procureroit pas une distribution générale de richesses à toute la nation, elle n’augmenteroit pas les revenus des propriétaires ni les revenus du Roi ; elle ne seroit avantageuse qu’à quelques particuliers qui auroient alors des denrées à vendre à haut prix.

Les denrées ne peuvent donc être des richesses pour toute nation, que par l’abondance & par le bon prix entretenu constamment par une bonne culture, par une grande consommation, & par un commerce extérieur : on doit même reconnoître que relativement à toute une nation, l’abondance & un bon prix qui a cours chez l’étranger, est grande richesse pour cette nation, sur-tout si cette richesse consiste dans les productions de l’agriculture ; car c’est une richesse en propriété bornée dans chaque royaume au territoire qui peut la produire : ainsi elle est toûjours par son abondance & par sa cherté à l’avantage de la nation qui en a le plus & qui en vend aux autres : car plus un royaume peut se procurer de richesses en argent, plus il est puissant, & plus les facultés des particuliers sont étendues, parce que l’argent est la seule richesse qui puisse se prêter à tous les usages, & décider de la force des nations relativement les unes aux autres.

Les nations sont pauvres par-tout où les productions du pays les plus nécessaires à la vie, sont à bas prix ; ces productions sont les biens les plus précieux & les plus commerçables, elles ne peuvent tomber en non-valeur que par le défaut de population & de commerce extérieur. Dans ces cas, la source des richesses pécuniaires se perd dans des pays privés des avantages du Commerce, où les hommes réduits rigoureusement aux biens nécessaires pour exister, ne peuvent se procurer ceux qu’il leur faut pour satisfaire aux autres besoins de la vie & à la sûreté de leur patrie : telles sont nos provinces où les denrées sont à vil prix, ces pays d’abondance & de pauvre-