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minée à l’esprit, c’est-à-dire à l’intelligence composée d’une matiere subtile qu’il admettoit pour ce Dieu suprème ; car toutes les sectes qui reconnoissoient des dieux, leur donnoient des corps. Les Stoïciens qui s’expliquoient de la maniere la plus noble sur l’essence subtile de leur dieu, l’enfermoient pourtant dans le monde qui lui servoit de corps. C’est cette privation d’un corps matériel & grossier, qui fait dire à Velleius que si ce dieu de Platon est incorporel, il doit n’avoir aucun sentiment, & n’être susceptible ni de prudence ni de volupté. Tous les philosophes anciens, excepté les Platoniciens, ne pensoient point qu’un esprit hors du corps pût ressentir ni plaisir ni douleur ; ainsi il étoit naturel que Velleius regardât le dieu de Platon incorporel, c’est-à-dire uniquement composé de la matiere subtile qui faisoit l’essence des esprits, comme un dieu incapable de plaisir, de prudence, enfin de sensation.

Si vous doutez encore du matérialisme de Platon, lisez ce qu’en dit M. Bayle dans le premier tome de la continuation de ses pensées diverses, fondé sur un passage d’un auteur moderne, qui a expliqué & dévoilé le platonisme. Voici le passage que cite M. Bayle. « Le premier dieu selon Platon est le dieu suprème à qui les deux autres doivent honneur & obéissance, d’autant qu’il est leur pere & leur créateur. Le second est le dieu visible, le ministre du dieu invisible, & le créateur du monde. Le troisieme se nomme le monde, ou l’ame qui anime le monde, à qui quelques-uns donnent le nom de démon. Pour revenir au second qu’il nommoit aussi le verbe, l’entendement ou la raison, il concevoit deux sortes de verbe, l’un qui a résidé de toute éternité en Dieu, par lequel Dieu renferme de toute éternité dans son sein toutes sortes de vertus, faisant tout avec sagesse, avec puissance & avec bonté : car étant infiniment parfait, il a dans ce verbe interne toutes les idées & toutes les formes des êtres créés. L’autre verbe qui est le verbe externe & proféré, n’est autre chose selon lui, que cette substance que Dieu poussa hors de son sein, ou qu’il engendra pour en former l’univers. C’est dans cette vûe que le mercure Trismegiste a dit que le monde est consubstantiel à Dieu ». Voici maintenant la conséquence qu’en tire M. Bayle : « Avez-vous jamais rien lû de plus monstrueux ? Ne voilà-t-il pas le monde formé d’une substance que Dieu poussa hors de son sein ? Ne le voilà-t-il pas l’un des trois Dieux, & ne faut-il pas le subdiviser en autant de dieux qu’il y a de parties dans l’univers diversement animées ? N’avez-vous point là toutes les horreurs, toutes les monstruosités de l’ame du monde ? Plus de guerres entre les dieux que dans les écrits des poëtes ? les dieux auteurs de tous les péchés des hommes ? les dieux qui punissent & qui commettent les mêmes crimes qu’ils ordonnent de ne point faire ? »

Enfin, pour conclure par un argument tranchant & décisif, c’est une chose avancée de tout le monde, que Platon & presque tous les philosophes de l’antiquité ont soutenu que l’ame n’étoit qu’une partie séparée du tout ; que Dieu étoit ce tout, & que l’ame devoit enfin s’y réunir par voie de réfusion. Or il est évident qu’un tel sentiment emporte nécessairement avec lui le matérialisme. L’esprit tel que nous l’admettons n’est pas sans doute composé de parties qui puissent se détacher les unes des autres ; c’est là ce caractere propre & distinctif de la matiere. Voyez l’article de l’Ame du monde.

Comme l’ancienne philosophie confondoit la spiritualité & la matérialité, ne mettant entr’elles d’autre différence que celle qu’on met d’ordinaire entre les modifications d’une même substance, croyant de plus que ce qui est matériel peut deve-

nir insensiblement spirituel, & le devient en effet.

Les peres des premiers siecles de l’Eglise se livrerent à ce systême ; car il est indispensable d’en avoir un quand on écrit pour le public. Les questions qui roulent sur l’essence de l’esprit, sont si déliées, si abstraites, les idées en échappent avec tant de légereté, l’imagination y est si contrainte, l’attention si tôt épuisée, que rien n’est si facile, & dès-là si pardonnable que de s’y méprendre. Quiconque n’y saisit pas d’abord certains principes, est hors de route ; il marche sans rien trouver, ou ne rencontre que l’erreur : ce n’est pourtant pas tout-à-fait à la peine de découvrir ces principes, la plûpart simples & naturels, qu’il faut attribuer les mécomptes philosophiques de quelques-uns de nos premiers écrivains ; c’est à leur déférence trop soumise pour les systèmes reçûs. Si le succès n’est presque dans tout que le prix d’une sage audace, on peut dire que c’est dans la philosophie principalement qu’il faut oser ; mais ce courage de raison qui se cherche une voie même où il ne voit point de trace, étoit un art d’inventer ignoré de nos peres : appliqués seulement à maintenir dans sa pureté ce dogme de la foi, tout le reste ne leur sembloit qu’une spéculation plus curieuse que nécessaire. Soigneux tout au plus d’arriver jusqu’où les autres avoient été, la plûpart très-capables d’aller plus loin, ne sentirent pas assez les ressources que leur offroit la beauté de leur génie.

Origene ce savant si respectable, & consulté de toutes parts, n’entendoit par esprit qu’une matiere subtile, & un air extrèmement léger. C’est le sens qu’il donne au mot ἀσώματον, qui est l’incorporel des Grecs. Il dit encore que tout esprit selon la notion propre & simple de ce terme, est un corps. Par cette définition il doit nécessairement avoir cru que Dieu, les anges & les ames étoient corporels ; aussi l’a-t-il cru de même, & le savant M. Huet rapporte tous les reproches qu’Origene a reçus à ce sujet ; il tâche de le justifier contre une partie ; mais enfin il convient qu’il est certain que cet ancien docteur a avoué qu’il ne paroissoit point dans l’Ecriture quelle étoit l’essence de la divinité. Le même M. Huet convient encore qu’il a cru que les anges & les ames étoient composés d’une matiere subtile qu’il appelloit spirituelle, eu égard à celle qui compose les corps. Il s’ensuit donc nécessairement qu’il a aussi admis une essence subtile dans la divinité ; car il dit en termes exprès que la nature des ames est la même que celle de Dieu. Or si l’ame humaine est corporelle, Dieu doit donc l’être. Le savant M. Huet a rapporté avec soin quelques endroits des ouvrages d’Origene, qui paroissent opposés à ceux qui le condamnent ; mais les termes dont se sert Origene, sont si précis, & la façon dont parle le savant prélat est si foible, qu’on connoît aisément que la seule qualité de commentateur lui met des armes à la main pour défendre son original. S. Jérôme & les autres critiques d’Origene ont soutenu qu’il n’avoit pas été plus éclairé sur la spiritualité de Dieu, que sur celle des ames & des anges.

Tertullien s’est expliqué encore plus clairement qu’Origene sur la corporéïté de Dieu qu’il appelle cependant spirituel dans le sens dont on se servoit de ce mot chez les anciens. « Qui peut nier, dit-il, que Dieu ne soit corps, bien qu’il soit esprit ? tout esprit est corps, & a une forme & une figure qui lui est propre ». Quis autem negabit Deum esse corpus, etsi Deus spiritus ? spiritus etiam corpus sui generis in suâ effigie. Un livre entier nous reste de sa main, où il établit ce qu’il pense de l’ame ; & ce qu’il y a de singulier, c’est que l’auteur y est clair, sans mélange de ténebres, lui qu’on accuse d’être confus ailleurs, presque sans mélange de clarté. C’est-là qu’il renferme les anges dans ce qu’il nom-