Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 8.djvu/762

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sujets, au lieu d’en perdre un sur cinquante, il y a tel inoculateur qui n’en a pas perdu un sur mille. M. de la Condamine a donc pû dire avec raison : La nature nous décimoit, l’art nous millésime. Ce succès n’est pas au-dessus de celui qu’on est en droit d’attendre aujourd’hui, puisque dans l’hôpital de l’inoculation de Londres, où les malades, quelque attention qu’on ait pour eux, ne peuvent espérer les mêmes soins qu’un particulier aisé dans sa maison ; sur cinq cens quatre-vingt-treize inoculés, la plûpart adultes, il n’en est mort qu’un en quatre ans, expiré le 21 Décembre 1755. C’est ce que nous apprend la liste publiée en 1756 par les administrateurs de cette maison ; & c’est en même tems une preuve qu’on fait nu choix de ceux qu’on y reçoit, puisque sur un pareil nombre de gens pris au hazard, plus d’un, sans essuyer d’opération, auroit payé le tribut à la nature dans l’espace d’un mois, que nous prenons pour le terme de la convalescence. Il n’est donc pas prouvé qu’on puisse légitimement attribuer à l’opération bien drigée, la mort d’un inoculé sur six cens. Cependant pour éviter toute contestation, nous admettrons la possibilité d’un accident, non-seulement sur six ce ns opérations, mais d’un sur deux cens ; & c’est en partant de cette supposition réellement fausse, c’est en accordant aux adversaires de la méthode trois fois plus qu’ils ne peuvent exiger, que nous ferons la comparaison du risque de la petite vérole naturelle & de l’artificielle.

La premiere, de sept malades en emporte au moins un. La seconde, de 200 en sauve au moins 199 ; & sur ce nombre la petite vérole ordinaire, en prélevant la septieme partie, auroit choisi plus de vingt-huit victimes. Nous supposons que l’inoculation s’en réserve une, le malade de la petite vérole naturelle court donc au moins vingt-huit fois plus de risque de la vie que l’inoculé, sans parler des autres avantages que nous avons précédamment exposés, dont un seul, celui de préserver de la laideur, est pour une moitié du genre humain d’un aussi grand prix que la conservation de la vie.

Telle est la conséquence directe des deux principes d’expérience que nous avons posés ; mais ce n’est pas la seule ; il en est d’autres que nous allons développer, qui ne s’apperçoivent pas au premier coup d’œil ; elles porteront un grand jour sur une question jusqu’à présent abandonnée aux conjectures, & sur laquelle les Medecins même sont partagés ; savoir si la pétite vérole est universelle, du moins presque universelle, ou si une grande partie du genre humain se dérobe à ce tribut.

Qu’il y ait des gens, des medecins même qui se persuadent que la petite vérole n’est pas aussi fréquente qu’on le croit communément, & qu’un très grand nombre d’hommes parviennent à la vieillesse sans avoir éprouvé cette maladie, c’est une erreur que nous allons détruire, mais sur laquelle on a pû se faire illusion. Qu’il y en ait d’autres qui croient que la petite vérole n’est pas fort dangereuse, parce qu’on voit certaines épidémies bénignes desquelles presque personne ne meurt ; c’est une autre erreur pardonnable à tout autre qu’à un medecin ; mais qu’on soutienne tout à la fois qu’il s’en faut beaucoup que la petite vérole soit générale, & d’un autre côté qu’elle n’est pas fort dangereuse, c’est une contradiction réservée à ceux que le préjugé ou la passion aveuglent sur le compte de l’inoculation ; & le titre de docteur en Medecine ne rend cette contradiction que plus humiliante.

Puisque la petite vérole enleve une quatorzieme partie du genre humain, il est clair que plus on supposera de gens exempts de ce fatal tribut, plus il sera funeste au petit nombre de ceux qui resteront pour l’acquitter. Réciproquement moins on suppo-

sera la petite vérole dangereuse, plus de gens en

seront attaqués sans en mourir, & plus elle sera générale. On ne peut donc soutenir à la fois que la petite vérole n’est pas fort meurtriere, & qu’elle n’est pas très-commune, puisque de quatorze hommes qui naissent il en doit mourir un de la petite vérole, si treize en étoient exempts, le seul des quatorze qui auroit cette maladie en mourroit infailliblement : elle seroit donc toujours mortelle ; ce qui est visiblement faux. Au contraire, si de quatorze petites véroles une seule étoit funeste, aucun n’en mourroit, à moins que treize autres n’en fussent malades : or une quatorzieme partie des hommes en meurt ; donc les treize autres auroient la maladie ; tous les hommes, sans nulle exception, en seroient donc attaqués ; ce qui n’est pas moins faux, puisqu’on en voit mourir beaucoup avant que de l’avoir eue. Accordez-vous donc avec vous-même, dit à cette occasion M. de la Condamine aux anti-inoculistes. Concevez que si la petite vérole est moins commune que je l’ai supposé, elle est d’autant plus meurtriere pour le petit nombre de ceux qui l’ont ; si elle est rarement mortelle, convenez que presque personne n’en est exempt. Choisissez du moins entre deux suppositions incompatibles : dites-nous, si vous voulez, des injures, mais ne dites pas des absurdités.

Il est donc démontré que la rareté & la bénignité de la petite vérole ne peuvent subsister ensemble : mais laquelle des deux opinions est la véritable ? Si la question n’est pas encore éclaircie, c’est qu’on n’a pas assez médité sur deux principes d’expérience qui en contiennent la solution. Notre but est de nous rendre utiles ; tâchons de mettre à portée de tout lecteur attentif une vérité importante pour l’humanité.

La petite vérole tue la quatorzieme partie des hommes, & la septieme partie de ceux qu’elle attaque, donc la quatorzieme partie du total des hommes, & la septieme partie des malades de la petite vérole, sont précisément la même chose : or la quatorzieme partie d’un nombre ne peut être la septieme d’un autre, à moins que le premier nombre ne soit double du second ; donc la somme totale des hommes est double de la somme des malades de la petite vérole ; donc la moitié du genre humain a cette maladie ; donc l’autre moitié meurt sans l’avoir eûe. Toutes ces conséquences sont évidentes, & elles sont confirmées par d’autres expériences & dénombremens tout différens des précédens.

En effet, M. Jurin nous apprend que selon les perquisitions soigneuses qu’il a faites, les avortemens, les vers, le rachitis, différentes especes de toux, les convulsions enlevent les deux cinquiemes des enfans dans les deux premieres années de leur vie ; si l’on y joint ceux qui meurent dans un âge plus avancé sans avoir eu la petite vérole, on verra que la moitié des hommes au moins meurt avant que d’en être attaquée. C’est donc sur la moitié survivante que se doit lever le tribut fatal de la quatorzieme partie du tout ; ainsi de cent enfans qui naissent, environ quarante périssent, soit par les avortemens, soit par les maladies de l’enfance dans les deux premieres années de leur vie, & la plûpart avant que d’avoir eu la petite vérole. Supposons que dix autres meurent dans un âge plus avancé sans avoir payé ce tribut, il en restera cinquante qui tous y seront sujets, & sur lesquels il faut prendre les sept, qui font la quatorzieme partie du nombre total de cent : voilà donc sept morts sur cinquante malades, conformément à notre évaluation. Si vous augmentez le nombre des exemts, & que vous le portiez seulement à soixante, il n’en restera que quarante des cent pour acquitter le tribut des sept morts ; ce qui feroit plus d’un mort sur six malades. Donc si plus de la moitié des hommes meurt sans