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toutes les tables sur lesquelles elles avoient été écrites. On gravoit sur de pareilles tables, & quelquefois sur des colonnes, les traités & les alliances. Romulus montra l’exemple ; il avoit fait graver sur une colonne le traité d’alliance qu’il contracta avec ceux de Véïès ; Tullus, celui qu’il fit avec les Sabins ; & Tarquin, celui qu’il eut le bonheur de négotier avec les Latins.

Sous les empereurs, on formoit les monumens publics de lames de plomb gravées, dont on composoit des volumes en les roulant. L’acte de pacification, conclu entre les Romains & les Juifs, fut écrit sur des lames de cuivre, afin, dit Pline, que ce peuple eût chez lui de quoi le faire souvenir de la paix qu’il venoit d’obtenir. Tite-Live rapporte qu’Annibal dédia un autel sur lequel il fit graver, en langue punique & greque, la description de ses heureux exploits.

Thucydide ne parle que de colonnes de Grece qui se trouvoient dans les plaines d’Olinthe, dans l’Isthme, dans l’Attique, dans Athènes, dans la Laconie, dans Ampélie, & par-tout ailleurs, sur lesquelles colonnes les traités de paix & d’alliance étoient gravés. Les Messéniens, dans les contestations qu’ils eurent avec les Lacédémoniens touchant le temple de Diane Laménitide, produisirent l’ancien partage du Péloponnèse, stipulé entre les descendans d’Hercule, & prouverent par des monumens encore gravés sur les pierres & sur l’airain, que le champ dans lequel le temple avoit été bâti, étoit échu à leur roi. Que dis-je, toute l’histoire, toutes les révolutions de la Grece, étoient gravées sur des pierres ou des colonnes ; témoin les marbres d’Arondel, ou sont marquées les plus anciennes & les plus importantes époques des Grecs ; monument incomparable, & dont rien n’égale le prix.

En un mot, le nombre des inscriptions de la Grece & de Rome sur des colonnes, sur des pierres, sur des marbres, sur des médailles, sur des monnoies, sur des tables de bois & d’airain, est presque infini ; & l’on ne peut douter que ce ne soient les plus certains & les plus fideles monumens de leur histoire. Aussi, parmi toutes les inscriptions qui sont parvenues jusqu’à nous, ce sont celles de ces deux peuples qui nous intéressent davantage, & qui sont les plus dignes de nos regards. Les Grecs, cherchant eux-mêmes toutes sortes de moyens pour mettre leurs inscriptions à l’abri des injures du tems, en écrivirent quelquefois les caracteres sur la surface inférieure d’un marbre, & se servirent d’autres blocs de marbre qu’ils avançoient par-dessus pour le couvrir & le conserver.

Mais outre que les inscriptions de ces deux peuples sont autant de monumens qui répandent la plus grande lumiere sur leur histoire, la noblesse des pensées, la pureté du style, la briéveté, la simplicité, la clarté qui y régnent, concourent encore à nous les rendre précieuses, car c’est dans ce goût-là que les inscriptions doivent être faites. La pompe & la multitude des paroles y seroient employées ridiculement. Il est absurde de faire une déclamation sur une statue & autour d’une médaille, lorsqu’il s’agit d’actions, qui étant grandes en elles-mêmes, & dignes de passer à la postérité, n’ont pas besoin d’être exagérées.

Quand Alexandre, après la bataille du Granique, eut consacré une partie des dépouilles de sa victoire au temple de Minerve à Athènes, on y mit en grec pour toute inscription : Alexander Philippi filius, & Græci, præter Lacedemonios, de barbaris Asiaticis.

Au bas du tableau de Polygnote, qui représentoit la ville de Troie, il y avoit seulement deux vers de Simonide qui disoient : « Polignote de Thase,

fils d’Aglaophon, a fait ce tableau, qui représente la prise de Troie ». Voilà quelles étoient les inscriptions des Grecs. On n’y cherchoit ni allusions, ni jeux de mots, ni brillans d’aucune espece. Le poëte ne s’amuse pas ici à vanter l’ouvrage de Polygnote ; cet ouvrage se recommandoit assez par lui-même. Il se contente de nous apprendre le nom du peintre, le nom de la ville d’où il étoit, & celui de son pere, pour faire honneur à ce pere d’avoir eu un tel fils, & à la ville d’avoir eu un tel citoyen.

Les Romains éleverent une statue de bronze à Cornélie, sur laquelle étoit cette inscription : « Cornélie, mere des Gracques ». On ne pouvoit pas faire ni plus noblement, ni en moins de termes, l’éloge de Cornélie & l’éloge des Gracques.

Cette briéveté d’inscriptions se portoit également sur les médailles, où l’on ne mettoit que la date de l’action figurée, l’archonte, le consulat sous lequel elle avoit été frappée, ou en deux mots le sujet de la médaille.

D’ailleurs, les langues greque & latine ont une énergie qu’il est difficile d’attraper dans nos langues vivantes, du moins dans la langue françoise, quoiqu’en dise M. Charpentier. La langue latine semble faite pour les inscriptions, à cause de ses ablatifs absolus, au lieu que la langue françoise traîne & languit par ses gérondifs incommodes, & par ses verbes auxiliaires auxquels elle est indispensablement assujettie, & qui sont toujours les mêmes. Ajoutez, qu’ayant besoin pour plaire, d’être soutenue, elle n’admet point la simplicité majestueuse du grec & du latin.

Leurs épitaphes, especes d’inscriptions, se ressentoient de cette noble simplicité de pensées & d’expressions dont on vient de faire l’éloge. Après quelque grande bataille, l’usage d’Athènes étoit de graver une épitaphe générale pour tous ceux qui y avoient péri. On connoit celle qu’Eurypide mit sur la tombe des Athéniens tués en Sicile : « Ici gissent ces braves soldats qui ont battu huit fois les Syracusains, autant de fois que les dieux ont été neutres ».

Nos inscriptions funéraires ne sont chargées, au contraire, que d’un vain étalage de mots qui peignent l’orgueil ou la basse flaterie. On voit, on montre à Vienne l’inscription suivante du tombeau de l’empereur Frédéric III. « Ci git Frédéric III. empereur pieux, auguste, souverain de la Chrétienté, roi de Hongrie, de Dalmatie, de Croatie, archiduc d’Autriche », &c. cependant ce prince, dit M. de Voltaire, n’étoit rien moins que tout cela ; il n’eut jamais de la Hongrie que la couronne semée de quelques pierreries, qu’il garda toujours dans son cabinet sans les renvoyer, ni à son pupille Ladislas qui en étoit roi, ni à ceux que les Hongrois élurent ensuite, & qui combattirent contre les Turcs. Il possédoit à peine la moitié de la province d’Autriche, ses cousins avoient le reste ; & quant au titre de souverain de la Chrétienté, il est aisé de juger s’il le méritoit.

Les moines n’ont pas été moins ridicules dans leurs inscriptions gravées à l’honneur de leurs fondateurs, ou de leurs églises. Jean-Baptiste Thiers, né à Chartres en 1641, mort en 1703, & connu par quantité de brochures, en fit une sanglante contre cette inscription du couvent des cordeliers de Reims : « à Dieu, & à S. François, tous les deux crucifiés ».

Outre que les inscriptions grecques & romaines sont exemptes de pareilles extravagances, elles ne tendent qu’à nous instruire de faits dont les moindres particularités piquent notre curiosité. De là vient que depuis la renaissance des Lettres, les savans n’ont cessé de les rassembler de toutes parts. Le recueil