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de sa grammaire. Par-là elle a en effet évité une source féconde de contre-sens qui étoient fort à craindre pour elle, & qui eussent été inévitables si l’on eût eu à débrouiller encore un labyrinthe de construction. Cette nécessité de se faire entendre par l’ordre des mots comme par les mots mêmes, a contribué à répandre sur toute la Bible cette uniformité de génie & de caractere de style dont nous avons parlé plus haut. Renfermés dans d’étroites barrieres, les auteurs sacrés ont écrit sur le même ton, quoique nés en différens âges, & quoiqu’on leur remarque un esprit plus ou moins sublime. Les autres langues plus libres & plus fécondes nous montrent une extrème diversité entre leurs auteurs contemporains ; mais chez les Hébreux, le dernier de tous au bout de dix siecles a été obligé d’écrire comme le premier.

Nous ne doutons point que cette langue n’ait eu son harmonie dans la prononciation ; chaque langue s’en est fait une : mais nous ne nous hazarderons point d’en juger ; les siecles nous en ont rendus incapables. D’ailleurs c’est une chose qui dépend trop de l’opinion pour en porter son jugement, même à l’égard des langues vivantes. Ce qu’il y a de plus certain sur la prononciation de la langue hébraïque, c’est que l’écriture en est ornée d’une multitude d’accens fort anciens qui reglent la marche & la cadence des mots, & qui en modifient les sons. Ceux des Juifs qui en sont usage, chantent leur langue plûtôt qu’ils ne la parlent, & ils la psalmodient dans leur synagogue d’une façon qui ne prévient point pour son harmonie : mais il en est sans doute de leur musique comme de leurs contorsions ; ce sont des inventions modernes qui remplacent chez eux une harmonie & une prononciation qu’ils ont certainement perdues, puisqu’elles varient dans les différentes parties du monde, où ils se sont établis. Nous ne présumons pas cependant que cette langue ait été desagréable au parler ; mais quand on la compare avec le chaldéen, il paroît que celui-ci a beaucoup plus évité les lettres sifflantes & les consonnes doubles, qui sont fréquentes & qui sonnent fortement en hébreu. On juge aussi par la ponctuation, que le chaldéen se plaisoit davantage dans les sons brefs & légers, & que la gravité étoit au contraire un des caracteres de la dialecte hébraïque. On peut le remarquer encore par le genre de poésie que les rabbins se sont fait, où ils ont admis toutes les différentes[1] mesures des Grecs & des Latins, & où ils ne font néanmoins presqu’aucun usage du dactile, dont le caractere est la légereté.

Ce que nous venons de dire sur la poésie moderne des Juifs, nous avertit que nous n’avons rien dit de l’ancienne poésie de leurs peres. Nous ne pouvons douter qu’une langue aussi poétique n’ait été pourvûe de cet art qui se trouve même chez les Sauvages. On soupçonne avec beaucoup de raison que les cantiques de Moyse & de David, & même qu’une partie du livre de Job, contiennent une véritable versification : quelques-uns ont crû y trouver une cadence réglée & même la rime ; mais là-dessus nous avons moins des découvertes que des illusions. Cette poésie & ses regles ne nous sont point connues ; l’on ignore tout-à-fait si elle se régloit par la quantité ou par le nombre des syllabes, & les Juifs mêmes ont totalement perdu les principes de leurs anciens poëtes. C’est pour y suppléer qu’ils se sont fait un nouvel art poétique, avec lequel ils ont quelquefois versifié en langue sainte, en adoptant la quantité des Grecs & des Latins, à laquelle ils n’ont pas oublié d’ajoûter la rime, fille de ces allusions si fréquentes dans leur prose. C’étoit un agrément qui leur étoit trop naturel pour qu’ils ayent pû

s’en passer : ils la nomment charuz, c’est-à-dire collier de perles ; & il résulte de cette alliance de la rime avec la quantité, que leur poésie ressemble à celle de nos anciennes hymnes, qui ont de même adopté l’une & l’autre.

Comme il nous est arrivé plusieurs fois dans cet article, de parler de la pluralité des sens dont sont susceptibles la plûpart des mots de la langue hébraïque, soit par eux-mêmes, soit par l’incertitude où l’on est quelquefois de leur racine ; nous croyons devoir ajoûter ici quelques remarques à ce sujet, pour que qui-que ce-soit ne s’induise en erreur d’après ce que nous avons dit en littérateur & en simple grammairien. On ne doit pas s’imaginer à l’aspect de ces difficultés ou que la Bible n’a jamais été bien traduite, ou qu’elle pourroit être métamorphosée en toute autre chose. Nous représenterons d’abord qu’il n’en est pas des anciens traducteurs comme d’un traducteur moderne auquel on demanderoit une version de la Bible sans lui permettre d’autres secours que ceux d’une grammaire & d’un dictionnaire hébreu ; car en supposant que cet homme n’a jamais vû ni lû la Bible, il est trés-certain qu’il n’en viendroit jamais à bout, possédât-il cette langue avec autant de perfection qu’il pourroit posséder le grec ou le latin. Mais il n’en a pas été de même des premiers traducteurs hébreux de nation : versés dès l’enfance dans la lecture de leurs livres saints, disciples & successeurs d’une suite non interrompue de prêtres & de savans, possesseurs enfin de la tradition & des connoissances de leurs peres, ils ont eu des secours particuliers qui leur ont tenu lieu de ceux que nous tirons de cette multitude d’auteurs grecs ou latins que nous consultons & que nous comparons lorsque nous voulons traduire un auteur de l’une ou de l’autre langue, secours littéraire dont tout traducteur de la Bible seroit aujourd’hui privé, parce que c’est le seul livre de son langage, & que ce langage n’existe plus nulle part. Aussi n’est-il plus question depuis bien des siecles de traduire la Bible, & les différentes éditions que nous en avons ne sont-elles que des révisions d’après les plus anciennes versions comparées & corrigées d’après les textes les plus anciens & les plus corrects.

Les difficultés dont nous avons parlé ne peuvent donc inquiéter personne, puisqu’il n’est plus question de traduire les saintes-Ecritures, & que nous devons avoir une pleine & entiere confiance aux premiers traducteurs, en ne jugeant pas de leur travail par le travail laborieux ou les modernes s’épuiseroient en vain, si sans l’appui de la tradition & des traductions anciennes ils vouloient s’efforcer d’en trouver le sens avec le seul aide de leur grammaire & de leur dictionnaire.

Mais est-il bien sûr que de tous les sens possibles que l’on pourroit donner aux expressions, les auteurs des premieres versions & leurs prédécesseurs dans la science & dans la tradition ayent pû conserver le seul & véritable sens du texte au-travers ces siecles nombreux d’idolatrie & d’ignorance où le peuple hébreu a passé comme tant d’autres peuples de la terre ? Nous pouvons assûrer en général que la Bible a été bien traduite, & nous pouvons en juger le livre à la main ; parce que si ceux qui nous l’ont fait passer n’eussent pas eu une véritable & une profonde connoissance de cette langue, nous n’y verrions point cet ensemble & cette connexité entre tous les évenemens : nous n’aurions que des faits décousus sans liaison & sans rapport, que des sentences isolées sans suite & sans harmonie entre elles ; ou pour mieux dire nous n’aurions rien, puisqu’on ne pourroit donner un nom aux phantômes imparfaits & sans nombre que des demi-connoissances & l’imagination y pourroient voir.

  1. Iambe, spondée, bacchique, crétois, molosse.