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qu’il y ait entre homme & homme, dès qu’il y a diversité d’individus, il y a des différences plus ou moins sensibles de figure, outre celles qui sont dans l’intérieur de la machine : ces différences sont plus marquées, à proportion de la diminution des causes convergentes vers les mêmes effets. Ainsi tous les sujets d’une même nation ont entr’eux des différences individuelles avec les traits de la ressemblance nationale. La ressemblance nationale d’un peuple n’est pas la même que la ressemblance nationale d’un autre peuple voisin, quoiqu’il y ait encore entre les deux des caracteres d’approximation : ces caracteres s’affoiblissent, & les traits différenciels augmentent à mesure que les termes de comparaison s’eloignent, jusqu’à ce que la très-grande diversité des climats & des autres causes qui en dépendent plus ou moins, ne laisse plus subsister que les traits de la ressemblance spécifique sous les différences tranchantes des Blancs & des Negres, des Lapons & des Européens méridionaux.

Distinguons pareillement dans les langues l’esprit & le corps, l’objet commun qu’elles se proposent, & l’instrument universel dont elles se servent pour l’exprimer, en un mot, les pensées & les sons articulés de la voix, nous y démêlerons ce qu’elles ont nécessairement de commun, & ce qu’elles ont de propre sous chacun de ces deux points de vûe, & nous nous mettrons en état d’établir des principes raisonnables sur la génération des langues, sur leur mélange, leur affinité & leur mérite respectif.

§. I. L’esprit humain, je l’ai déja dit ailleurs (Voyez Grammaire & Inversion), vient à bout de distinguer des parties dans sa pensée, toute indivisible qu’elle est, en séparant, par le secours de l’abstraction, les différentes idées qui en constituent l’objet, & les diverses relations qu’elles ont entre elles à cause du rapport qu’elles ont toutes à la pensée indivisible dans laquelle on les envisage. Cette analyse, dont les principes tiennent à la nature de l’esprit humain, qui est la même par-tout, doit montrer par-tout les mêmes résultats, ou du moins des résultats semblables, faire envisager les idées de la même maniere, & établir dans les mois la même classification.

Ainsi il y a dans toutes les langues formées, des mots destinés à exprimer les êtres, soit réels, soit abstraits, dont les idées peuvent être les objets de nos pensées, & des mots pour désigner les relations générales des êtres dont on parle. Les mots du premier genre sont indéclinables, c’est-à-dire, susceptibles de diverses inflexions relatives aux vûes de l’analyse, qui peut envisager les mêmes êtres sous divers aspects, dans diverses circonstances. Les mots du second genre sont indéclinables, parce qu’ils présentent toujours la même idée sous le même aspect.

Les mots déclinables ont par-tout une signification définie, ou une signification indéfinie. Ceux de la premiere classe présentent à l’esprit des êtres déterminés, & il y en a deux especes ; les noms, qui déterminent les êtres par l’idée de la nature ; les pronoms, qui les déterminent par l’idée d’une relation personnelle. Ceux de la seconde classe présentent à l’esprit des êtres indéterminés, & il y en a aussi deux especes ; les adjectifs, qui les désignent par l’idée précise d’une qualité ou d’un relation particuliere, communiquable à plusieurs natures, dont elle est une partie, soit essentielle, soit accidentelle ; & les verbes, qui les désignent par l’idée précise de l’existance intellectuelle sous un attribut également communiquable à plusieurs natures.

Les mots indéclinables se divisent universellement en trois especes, qui sont les prépositions, les adverbes & les conjonctions : les prépositions, pour

désigner les rapports généraux avec abstraction des termes ; les adverbes, pour désigner des rapports particuliers à un terme déterminé ; & les conjonctions, pour désigner la liaison des diverses parties du discours. Voyez Mot & toutes les especes.

Je ne parle point ici des interjections, parce que cette espece de mot ne sert point à l’énonciation des pensées de l’esprit, mais à l’indication des sentimens de l’ame ; que les interjections ne sont point des instrumens arbitraires de l’art de parler, mais des signes naturels de sensibilité, antérieurs à tout ce qui est arbitraire, & si peu dépendans de l’art de parler & des langues, qu’ils ne manquent pas même aux muets de naissance.

Pour ce qui est des relations qui naissent entre les idées partielles, du rapport général qu’elles ont toutes à une même pensée indivisible ; ces relations, dis je, supposent un ordre fixe entre leurs termes : la priorité est propre au terme antécédent ; la postériorité est essentielle au terme conséquent : d’où il suit qu’entre les idées partielles d’une même pensée, il y a une succession fondée sur leurs relations résultantes du rapport qu’elles ont toutes à cette pensée. Voyez Inversion. Je donne à cette succession le nom d’ordre analytique, parce qu’elle est tout à la fois le résultat de l’analyse de la pensée, & le fondement de l’analyse du discours, en quelque langue qu’il soit énoncé.

La parole en effet doit être l’image sensible de la pensée, tout le monde en convient ; mais toute image sensible suppose dans son original des parties, un ordre & une proportion entre ces parties : ainsi il n’y a que l’analyse de la pensée qui puisse être l’objet naturel & immédiat de l’image sensible que la parole doit produire dans toutes les langues ; & il n’y a que l’ordre analytique qui puisse régler l’ordre & la proportion de cette image successive & fugitive. Cette regle est sûre, parce qu’elle est immuable, comme la nature même de l’esprit humain, qui en est la source & le principe. Son influence sur toutes les langues est aussi nécessaire qu’universelle : sans ce prototype original & invariable, il ne pourroit y avoir aucune communication entre les hommes des différens âges du monde, entre les peuples des diverses régions de la terre, pas même entre deux individus quelconques, parce qu’ils n’auroient pas un terme immuable de comparaison pour y rapporter leurs procédés respectifs.

Mais au moyen de ce terme commun de comparaison, la communication est établie généralement par-tout, avec les seules difficultés qui naissent des différentes manieres de peindre le même objet. Les hommes qui parlent une même langue s’entendent entr’eux, parce qu’ils peignent le même original, sous le même aspect, avec les mêmes couleurs. Deux peuples voisins, comme les François & les Italiens, qui avec des mots différens suivent à peu-prés une même construction, parviennent aisément à entendre la langue les uns des autres, parce que les uns & les autres peignent encore le même original, & à-peu près dans la même attitude, quoiqu’avec des couleurs différentes. Deux peuples plus éloignés, dont les mots & la construction different entierement, comme les François, par exemple, & les Latins, peuvent encore s’entendre réciproquement, quoique peut-être avec un peu plus de difficulté ; c’est toujours la même raison ; les uns & les autres peignent le même objet original, mais dessiné & colorié diversement.

L’ordre analytique est donc le lien universel de la communicabilité de toutes les langues & du commerce de pensées, qui est l’ame de la société : c’est donc le terme où il faut réduire toutes les phrases d’une langue étrangere dans l’intelligence de laquelle on veut faire