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III. Il est vrai qu’on trouve souvent dans les écrits des Docteurs certaines expressions fortes, & quelques actions attribuées à la Divinité, qui scandalisent ceux qui n’en pénetrent pas le sens ; & delà vient que ces gens-là chargent les rabbins de blasphêmes & d’impiétés, dont ils ne sont pas coupables. En effet, on peut ramener ces expressions à un bon sens ; quoiqu’elles paroissent profanes aux uns, & risibles aux autres. Ils veulent dire que Dieu n’a châtié qu’avec douleur son peuple, lorsqu’ils l’introduisent pleurant pendant les trois veilles de la nuit, & criant, malheur à moi qui ai détruit ma maison, & dispersé mon peuple parmi les nations de la terre. Quelque forte que soit l’expression, on ne laisse pas d’en trouver de semblables dans les Prophetes. Il faut pourtant avouer qu’ils outrent les choses, en ajoutant qu’ils ont entendu souvent cette voix lamentable de la Divinité, lorsqu’ils passent sur les ruines du temple ; car la fausseté du fait est évidente. Ils badinent dans une chose sérieuse, quand ils ajoutent que deux des larmes de la Divinité, qui pleure la ruine de sa maison, tombent dans la mer, & y causent de violens mouvemens ; ou lorsqu’entêtés de leurs téphilims, ils en mettent autour de la tête de Dieu, pendant qu’ils prient que sa justice cede enfin à sa miséricorde. S’ils veulent vanter par-là la nécessité des téphilims, il ne faut pas le faire aux dépens de la Divinité qu’on habille ridiculement aux yeux des peuples.

IV. Ils ont seulement dessein d’étaler les effets de la puissance infinie de Dieu, en disant que c’est un lion, dont le rugissement fait un bruit horrible ; & en contant que César ayant eu dessein de voir Dieu, R. Josué le pria de faire sentir les effets de sa présence. A cette priere, la Divinité se retira à quatre cens lieues de Rome ; il rugit, & le bruit de ce rugissement fut si terrible, que la muraille de la ville tomba, & toutes les femmes enceintes avorterent. Dieu s’approchant plus près de cent lieues, & rugissant de la même maniere, César effrayé du bruit, tomba de dessus son trône, & tous les Romains qui vivoient alors, perdirent leurs dents molaires.

V. Ils veulent marquer sa présence dans le paradis terrestre, lorsqu’ils le font promener dans ce lieu délicieux comme un homme. Ils insinuent que les ames apportent leur ignorance de la terre, & ont peine à s’instruire des merveilles du paradis, lorsqu’ils représentent ce même Dieu comme un maître d’école qui enseigne les nouveaux venus dans le ciel. Ils veulent relever l’excellence de la synagogue, en disant qu’elle est la mere, la femme, & la fille de Dieu. Enfin, ils disent (Maïmon. more Nevochim, cap. xxvij.) deux choses importantes à leur justification : l’une, qu’ils sont obligés de parler de Dieu comme ayant un corps, afin de faire comprendre au vulgaire que c’est un être réel ; car, le peuple ne conçoit d’éxistence réelle que dans les objets matériels & sensibles : l’autre, qu’ils ne donnent à Dieu que des actions nobles, & qui marquent quelque perfection, comme de se mouvoir & d’agir : c’est pourquoi on ne dit jamais que Dieu mange & qu’il boit.

VI. Cependant, il faut avouer que ces théologiens ne parlent pas avec assez d’exactitude ni de sincérité. Pourquoi obliger les hommes à se donner la torture pour pénétrer leurs pensées ? Explique-t-on mieux la nature ineffable d’un Dieu, en ajoutant de nouvelles ombres à celles que sa grandeur répand déja sur nos esprits ? Il faut tâcher d’éclaircir ce qui est impénétrable, au lieu de former un nouveau voile qui le cache plus profondément. C’est le penchant de tous les peuples, & presque de tous les hommes, que de se former l’idée d’un Dieu corporel. Si les rabbins n’ont pas pensé comme le peuple, ils

ont pris plaisir à parler comme lui ; & par-là ils affoiblissent le respect qu’on doit à la Divinité. Il faut toûjours avoir des idées grandes & nobles de Dieu : il faut inspirer les mêmes idées au peuple, qui n’a que trop d’inclination à les avilir. Pourquoi donc répéter si souvent des choses qui tendent à faire regarder un Dieu comme un être matériel ? On ne peut même justifier parfaitement ces docteurs. Que veulent-ils dire, lorsqu’ils assurent que Dieu ne put révéler à Jacob la vente de son fils Joseph, parce que ses freres avoient obligé Dieu de jurer avec eux qu’on garderoit le secret sous peine d’excommunication ? Qu’entend-on, lorsqu’on assure que Dieu, affligé d’avoir créé l’homme, s’en consola, parce qu’il n’étoit pas d’une matiere céleste, puisqu’alors il auroit entraîné dans sa révolte tous les habitans du paradis ? Que veut-on dire, quand on rapporte que Dieu joue avec le léviathan, & qu’il a tué la femelle de ce monstre, parce qu’il n’étoit pas de la bienséance que Dieu jouât avec une femelle ? Les mysteres qu’on tirera de-là à force de machines, seront grossiers ; ils aviliront toûjours la Divinité ; & si ceux qui les étudient, se trouvent embarrassés à chercher le sens mystique, sans pouvoir le développer, que pensera le peuple à qui on débite ces imaginations ?

Sentiment des Juifs sur la Providence & sur la liberté. I. Les Juifs soutiennent que la Providence gouverne toutes les créatures depuis la licorne, jusqu’aux œufs de poux. Les Chrétiens ont accusé Maïmonides d’avoir renversé ce dogme capital de la Religion ; mais ce docteur attribue ce sentiment à Epicure, & a quelques hérétiques en Israël, & traite d’athées ceux qui nient que tout dépend de Dieu. Il croit que cette Providence spéciale, qui veille sur chaque action de l’homme, n’agit pas pour remuer une feuille, ni pour produire un vermisseau : car tout ce qui regarde les animaux & les créatures, se fait par accident, comme l’a dit Aristote.

II. Cependant, on explique différemment la chose : comme les Docteurs se sont fort attachés à la lecture d’Aristote & des autres philosophes, ils ont examiné avec soin si Dieu savoit tous les évenemens, & cette question les a fort embarrassés. Quelques-uns ont dit que Dieu ne pouvoit connoître que lui-même, parce que la science se multipliant à proportion des objets qu’on connoît, il faudroit admettre en Dieu plusieurs degrés, ou même plusieurs sciences. D’ailleurs, Dieu ne peut savoir que ce qui est immuable ; cependant la plûpart des évenemens dépendent de la volonté de l’homme, qui est libre. Maïmonides, (Maïmon. more Nevochim. cap. xx.) avoue que comme nous ne pouvons connoître l’essence de Dieu, il est aussi impossible d’approfondir la nature de sa connoissance. « Il faut donc se contenter de dire que Dieu sait tout & n’ignore rien ; que sa connoissance ne s’acquiert point par degrés, & qu’elle n’est chargée d’aucune imperfection. Enfin, si nous y trouvons quelquefois des contradictions & des difficultés, elles naissent de notre ignorance, & de la disproportion qui est entre Dieu & nous ». Ce raisonnement est judicieux & sage : d’ailleurs, il croyoit qu’on devoit tolérer les opinions différentes que les sages & les Philosophes avoient formées sur la science de Dieu & sur sa providence, puisqu’ils ne péchoient pas par ignorance, mais parce que la chose est incompréhensible.

III. Le sentiment commun des rabbins est que la volonté de l’homme est parfaitement libre. Cette liberté est tellement un des apanages de l’homme, qu’il cesseroit, disent-ils, d’être-homme, s’il perdoit ce pouvoir. Il cesseroit en même tems d’être raisonnable, s’il aimoit le bien, & fuyoit le mal sans con-