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noissance, ou par un instinct de la nature, à-peu-près comme la pierre qui tombe d’en-haut, & la brebis qui fuit le loup. Que deviendroient les peines & les récompenses, les menaces & les promesses ; en un mot, tous les préceptes de la Loi, s’il ne dépendoit pas de l’homme de les accomplir ou de les violer ? Enfin, les Juifs sont si jaloux de cette liberté d’indifférence, qu’ils s’imaginent qu’il est impossible de penser sur cette matiere autrement qu’eux. Ils sont persuadés qu’on dissimule son sentiment toutes les fois qu’on ôte au franc-arbitre quelque partie de sa liberté, & qu’on est obligé d’y revenir tôt ou tard, parce que s’il y avoit une prédestination, en vertu de laquelle tous les évenemens deviendroient nécessaires, l’homme cesseroit de prévenir les maux, & de chercher ce qui peut contribuer à la défense, ou à la conservation de sa vie ; & si on dit avec quelques chrétiens, que Dieu qui a déterminé la fin, a déterminé en même tems les moyens par lesquels on l’obtient, on rétablit par-là le franc-arbitre après l’avoir ruiné, puisque le choix de ces moyens dépend de la volonté de celui qui les néglige ou qui les employe.

IV. Mais, au-moins ne reconnoissoient-ils point la grace ? Philon, qui vivoit au tems de J. C. disoit, que comme les ténebres s’écartent lorsque le soleil remonte sur l’horison, de même lorsque le soleil divin éclaire une ame, son ignorance se dissipe, & la connoissance y entre. Mais ce sont-là des termes généraux, qui décident d’autant moins la question, qu’il ne paroît pas par l’Evangile, que la grace régénérante fût connue en ces tems-là des docteurs Juifs ; puisque Nicodème n’en avoit aucune idée, & que les autres ne savoient pas même qu’il y eût un Saint-Esprit, dont les opérations sont si nécessaires pour la conversion.

V. Les Juifs ont dit que la grace prévient les mérites du juste. Voilà une grace prévenante reconnue par les rabbins ; mais il ne faut pas s’imaginer que ce soit-là un sentiment généralement reçu. Menasse, (Menasse, de fragilit. humanâ) a réfuté ces docteurs qui s’éloignoient de la tradition, parce que, si la grace prévenoit la volonté, elle cesseroit d’être libre, & il n’établit que deux sortes de secours de la part de Dieu ; l’un, par lequel il ménage les occasions favorables pour exécuter un bon dessein qu’on a formé ; & l’autre, par lequel il aide l’homme, lorsqu’il a commencé de bien vivre.

VI. Il semble qu’en rejettant la grace prévenante, on reconnoît un secours de la Divinité qui suit la volonté de l’homme, & qui influe dans ses actions. Menasse dit qu’on a besoin du concours de la Providence pour toutes les actions honnêtes : il se sert de la comparaison d’un homme, qui voulant charger sur ses épaules un fardeau, appelle quelqu’un à son secours. La Divinité est ce bras étranger qui vient aider le juste, lorsqu’il a fait ses premiers efforts pour accomplir la Loi. On cite des docteurs encore plus anciens que Menasse, lesquels ont prouvé qu’il étoit impossible que la chose se fît autrement, sans détruire tout le mérite des œuvres. « Ils demandent si Dieu, qui préviendroit l’homme, donneroit une grace commune à tous, ou particuliere à quelques-uns. Si cette grace efficace étoit commune, comment tous les hommes ne sont-ils pas justes & sauvés ? Et si elle est particuliere, comment Dieu peut-il sans injustice sauver les uns, & laisser périr les autres ? Il est beaucoup plus vrai que Dieu imite les hommes qui prêtent leurs secours à ceux qu’ils voyent avoir formé de bons desseins, & faire quelques efforts pour se rendre vertueux. Si l’homme étoit assez méchant, pour ne pouvoir faire le bien sans la grace, Dieu seroit l’auteur du péché, &c ».

VII. On ne s’explique pas nettement sur la nature de ce secours qui soulage la volonté dans ses besoins ; mais je suis persuadé qu’on se borne aux influences de la Providence, & qu’on ne distingue point entre cette Providence qui dirige les évenemens humains & la grace salutaire qui convertit les pécheurs. R. Eliezer confirme cette pensée ; car il introduit Dieu qui ouvre à l’homme le chemin de la vie & de la mort, & qui lui en donne le choix. Il place sept anges dans le chemin de la mort, dont quatre pleins de miséricorde, se tiennent dehors à chaque porte, pour empêcher les pécheurs d’y entrer. Que fais-tu ? crie le premier ange au pécheur qui veut entrer ; il n’y a point ici de vie : vas-tu te jetter dans le feu ? repens-toi. S’il passe la premiere porte, le second Ange l’arrête, & lui crie, que Dieu le haïra & s’éloignera de lui. Le troisieme lui apprend qu’il sera effacé du livre de vie : le quatrieme le conjure d’attendre-là que Dieu vienne chercher les pénitens ; & s’il persévere dans le crime, il n’y a plus de retour. Les anges cruels se saisissent de lui : on ne donne donc point d’autre secours à l’homme, que l’avertissement des anges, qui sont les ministres de la Providence.

Sentiment des Juifs sur la création du monde. I. Le plus grand nombre des docteurs juifs croient que le monde a été créé par Dieu, comme le dit Moïse ; & on met au rang des hérétiques chassés du sein d’Israël, ou excommuniés, ceux qui disent que la matiere étoit co-éternelle à l’Etre souverain.

Cependant il s’éleva du tems de Maïmonides, au douzieme siecle, une controverse sur l’antiquité du monde. Les uns entêtés de la philosophie d’Aristote, suivoient son sentiment sur l’éternité du monde ; c’est pourquoi Maïmonides fut obligé de le réfuter fortement ; les autres prétendoient que la matiere étoit éternelle. Dieu étoit bien le principe & la cause de son existence ; il en a même tiré les formes différentes, comme le potier les tire de l’argille, & le forgeron du fer qu’il manie ; mais Dieu n’a jamais existé sans cette matiere, comme la matiere n’a jamais existé sans Dieu. Tout ce qu’il a fait dans la création, étoit de régler son mouvement, & de mettre toutes ses parties dans le bel ordre où nous les voyons. Enfin, il y a eu des gens, qui ne pouvant concevoir que Dieu, semblable aux ouvriers ordinaires, eût existé avant son ouvrage, ou qu’il fût demeuré dans le ciel sans agir, soutenoient qu’il avoit créé le monde de tout tems, ou plutôt de toute éternité.

Ceux qui dans les synagogues veulent soutenir l’éternité du monde, tâchent de se mettre à couvert de la censure par l’autorité de Maïmonides, parce qu’ils prétendent que ce grand docteur n’a point mis la création entre les articles fondamentaux de la foi. Mais il est aisé de justifier ce docteur ; car on lit ces paroles dans la confession de foi qu’il a dressée : Si le monde est créé, il y a un créateur ; car personne ne peut se créer soi-même : il y a donc un Dieu. Il ajoute, que Dieu seul est éternel, & que toutes choses ont eu un commencement. Enfin il déclare ailleurs que la création est un des fondemens de la foi, sur lesquels on ne doit se laisser ébranler que par une démonstration qu’on ne trouvera jamais.

3o . Il est vrai que ce docteur raisonne quelquefois foiblement sur cette matiere. S’il combat l’opinion d’Aristote qui soutenoit aussi l’éternité du monde, la génération & la corruption dans le ciel, il trouva la méthode de Platon assez commode, parce qu’elle ne renverse pas les miracles, & qu’on peut l’accommoder avec l’Ecriture ; enfin elle lui paroissoit appuyée sur de bonnes raisons, quoiqu’elles ne fussent pas démonstratives. Il ajoûtoit qu’il seroit aussi facile à ceux qui soutenoient l’éternité du mon-